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14 March 2023

De l’Intelligence Humaine

Que faut-il craindre? La machine ou nous-mêmes?

L'éditorial de Marie-Laure Salles, directrice de l'Institut.

La singularité technologique, ce point hypothétique où l’intelligence artificielle se suffirait à elle-même, est-elle vraiment inévitable ?

L’intelligence humaine est-elle condamnée à être dépassée, terrassée ? Dès 2019, le joueur de go sud-coréen, Lee Sedol, jetait l’éponge et mettait fin à sa carrière professionnelle sous prétexte que l’intelligence artificielle ne pouvait être vaincue. Quatre ans plus tard, l’arrivée à grand fracas de ChatGPT (Generative Pretrained Transformer) et autres outils conversationnels utilisant l’intelligence artificielle nous confronte de nouveau à cette question. Il ne s’agit plus simplement d’anticiper, comme le faisait Yuval Noah Harari en 2016, l’émergence d’une large classe rendue « inutile » par les progrès technologiques et en particulier ceux de l’intelligence artificielle. Non, la question va bien au-delà ; elle est existentielle. Il s’agit de penser à terme une éventuelle inutilité d’espèce, où l’humanité serait au minimum largement augmentée, sinon complètement subjuguée, voire surmontée dans une logique évolutionniste.  

La question de savoir si la dynamique technologique rend cette hypothèse possible et à quel horizon n’est en fait pas la bonne question, car elle a un caractère fortement performatif. Ce qui est à craindre aujourd’hui, ce n’est pas tant que l’intelligence artificielle dépasse l’intelligence humaine mais bien que l’intelligence humaine accepte sa propre réduction, et donc sa propre soumission. De nombreuses études montrent combien les progrès de la technologie digitale nous ont déjà rendus intellectuellement dépendants et ont même un impact important sur notre capacité d’attention et de concentration. Nous savons aussi combien les algorithmes ont tendance à nous enfermer dans des visions du monde particulières, dans des bulles informationnelles dont nous avons de plus en plus de mal à sortir et que nous ne savons surtout plus réconcilier ni même confronter avec celles de nos voisins.

La question n’est pas technologique, elle est politique au sens premier du terme. Un sursaut est nécessaire – la technologie n’a de sens que tant qu’elle reste à sa place, c’est-à-dire au service d’une humanité ancrée dans un biotope lui-même à préserver, la Terre (humus). Pour cela, nous nous devons de ré-affirmer et d’entretenir ce qui est au cœur du mystère de l’intelligence humaine : la pensée critique, le « je pense, donc je suis », un mystère que la machine ne sait pas égaler mais qu’elle est capable de détruire ou d’amoindrir sans réaction de notre part. Les sciences sociales et les humanités ont toujours été des mécanismes clés de cette pensée critique, de cette contextualisation, cette remise en cause mais aussi cette réinvention constante de ce à quoi nous pensons croire, des idéologies qui font système et se naturalisent. Sans pensée critique, l’intelligence humaine est en effet en danger. Et la mauvaise nouvelle est qu’aujourd’hui les sciences sociales et humaines sont loin d’être la priorité, c’est un euphémisme, dans le monde académique et de la recherche. Plus que jamais, notre positionnement à l’Institut se doit d’être affirmé et renforcé. De là où nous sommes, nous nous devons de contribuer au débat sur la technologie – et sur notre capacité d’espèce de la maîtriser et la diriger à bon escient, vers une logique de progrès humain durable, partagé et équitable.