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08 November 2021

La diversité comme rencontre

En chacune et chacun d’entre nous le désir de différenciation et de distinction se heurte, plus ou moins clairement, plus ou moins fortement, au besoin de ressembler, d’appartenir, d’être reconnu·e. Le sociologue allemand Georg Simmel soulignait dès le début du XXe siècle combien cette tension est constitutive de notre nature humaine (Simmel 1904).

Le chemin de la modernité – au sens historique et non pas normatif du terme – est celui d’une affirmation toujours plus décomplexée et moralement valorisée de la distinction individuelle. Pour Norbert Elias, la structure des sociétés d’individus de notre temps a « pour trait caractéristique d’accorder une plus grande valeur à ce par quoi les hommes se différencient les uns des autres, à leur “identité du je”, qu’à ce qu’ils ont en commun, leur “identité du nous” » (Elias 1987).

Mais ce processus d’individuation n’est en réalité pas linéaire. Le « nous » se rebelle parfois, souvent peut-être. Loin de disparaître, le besoin de faire partie, d’être inclus s’affirme en se ré-inventant. « L’imaginaire communautaire », pour reprendre le terme de Patrick Chamoiseau, est loin d’avoir disparu (Chamoiseau 2017). Il s’est fluidifié, démultiplié aussi, colorisé sans doute comme on pourrait le dire d’un film qui autrefois était en noir et blanc. L’individu moderne choisit sa ou plutôt ses communautés, y compris celle(s) de ses ancêtres – plus qu’elle ou il n’y est inscrit de manière essentielle ou existentielle. L’imaginaire communautaire d’une société d’individus est « à responsabilité limitée », pour emprunter le terme de Morris Janowitz (Janowitz 1952). Nous pouvons appartenir à plusieurs communautés en parallèle, les rejoindre mais aussi les quitter à loisir (Djelic et Quack 2010).

Nous aurons donc toujours besoin d’appartenance et de communautés. Mais aujourd’hui comme hier, appartenir peut impliquer un enfermement et nos communautés incluent tout autant qu’elles excluent.

Affirmer la diversité, c’est reconnaître dans une égale dignité nos communautés et leurs formes variées de présence au monde. Affirmer la diversité, c’est militer pour que ces différentes formes de présence au monde puissent s’exprimer et s’épanouir. Enfin et peut-être surtout, affirmer la diversité, c’est démontrer sa valeur – qui ne se révèle finalement que lorsque la diversité devient rencontre.

Le danger est une île – un individu ou une communauté – « enfermée dans sa douleur, ses désirs profonds et ses illusions » (Frankétienne 2005). Comment aller au-delà, comment éviter un monde qui s’enfermerait dans un nouvel « imaginaire communautaire » et construire plutôt ensemble ce qu’Edouard Glissant ou Patrick Chamoiseau appellent de leurs vœux – « un imaginaire de la relation » ?

L’imaginaire de la relation affirme le pouvoir de la rencontre. La rencontre selon Chamoiseau est très proche de la notion de « résonance » que mobilise le sociologue Hartmut Rosa (Rosa 2019). Par la rencontre ou la résonance, nous sommes affecté·e·s, touché·e·s (émotionnellement et profondément) ; nous en sortons donc profondément transformé·e·s. L’imaginaire communautaire tend vers un ordre statique au mieux, une confrontation au pire. L’imaginaire relationnel, quant à lui, choisit le flux dynamique perpétuel comme mécanisme de co construction de communs. Par la rencontre, l’unité émerge dans le respect des pluralités (Simmel 1896), l’identité racine devient rhizome (Glissant 2009), les diversités deviennent archipel, c’est-à-dire monde connecté (Glissant 2009). Par la rencontre sont construits « des passerelles, des ponts et des connexions (miraculeuses et mystérieuses comme l’affection, l’amour, le sentiment de solidarité, la sympathie active) qui nous relient aux autres en nous permettant de communiquer, de communier avec les autres » (Frankétienne 2005).

Nous pouvons aujourd’hui choisir de retrouver avec passion l’imaginaire communautaire dont l’horizon est la frontière – un horizon certes parfois rassurant mais souvent aussi violent. Ou bien nous pouvons affirmer le courage, « rallumer tous les soleils » en construisant ensemble un imaginaire relationnel – dont l’horizon est l’interdépendance !  

Chamoiseau, Patrick (2017). Frères Migrants. Paris, Seuil.

Djelic, Marie-Laure, et Sigrid Quack (dir.) (2010). Transnational Communities. Cambridge, Cambridge University Press.

Elias Norbert, ([1987] 1991). La société des individus. Paris, Fayard. F

rankétienne (2005). Anthologie secrète. Montréal, Mémoires d’Encrier.

Glissant, Édouard (2009). Philosophie de la relation. Paris, Gallimard.

Janowitz, Morris (1952). The Community Press in an Urban Setting. Chicago, The University of Chicago Press.

Rosa, Hartmut (2019). Resonance: A Sociology of Our Relationship to the World. Wiley.

Simmel, Georg (1896). Esthétique sociologique. Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Simmel, Georg (1904). « Fashion ». International Quarterly, 10.