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18 April 2024

La Grande Œuvre de la Paix

Le 16 septembre 1927, le Grand Théâtre de Genève est complet – pas de musique ce soir-là pourtant, mais l’inauguration d’une nouvelle Institution genevoise, l’Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales. Les cartons ont été envoyés par le Conseil fédéral, le Conseil d’Etat et le conseil administratif de la Ville de Genève et les invités sont éminents. La date n’a pas été choisie par hasard – elle correspond à l’ouverture de la 8ème Assemblée Générale de la Société des Nations. 

HEI, comme les Genevois vont l’appeler, est la première école de son genre. Elle incarne l’esprit d’une nouvelle diplomatie, la diplomatie du multilatéralisme et des enjeux globaux qui naît à Genève avec la Société des Nations et le Bureau International du Travail. Les hommes qui sont au cœur de cette nouvelle dynamique diplomatique comprennent très vite l’importance de construire une communauté de projet, de convictions, de pratiques et de règles, qui rassemble et mobilise au-delà des frontières nationales. Ce sera la raison d’être de HEI – créer un droit nouveau, former et accompagner les acteurs du multilatéralisme et de la nouvelle diplomatie en développant le corpus intellectuel nécessaire. 

Le premier directeur de l’Institut est le français Paul Mantoux, qui est aussi directeur de la Section Politique de la SdN. Ce projet, il l’a pensé en étroite coordination avec son collègue, le suisse William Rappard qui préside alors la Commission des Mandats de la SdN et est par ailleurs recteur de l’Université de Genève. Lors de la cérémonie du 16 septembre, William Rappard promet que “l’Institut contribuera à réduire la méfiance et l’influence des préjugés et œuvrera à l’émergence d’un monde plus uni, plus juste et plus empreint de vérité et de transparence.“ 

C’est une vision d’universalisme qui s’affirme alors à Genève, à la Société des Nations, au Bureau International du Travail, mais aussi à l’Institut – la conviction que l’humanité est une, qu’elle partage une communauté de destin et un désir de paix qui exigent la collaboration et le développement d’un contrat social international. Une vision universaliste qui résonne, bien sûr, avec l’histoire et la culture française – et les français jouent un rôle clef dans cette phase de déploiement du multilatéralisme. Au-delà de Paul Mantoux, sont présents à Genève Jean Monnet comme Adjoint du Secrétaire Général de la SdN et Albert Thomas, premier Directeur du BIT. L’esprit de Léon Bourgeois, « l’ange de la Paix par le droit » comme il était alors surnommé, est aussi au cœur de l’aventure.

Pendant la cérémonie d’inauguration de l’Institut, le Ministre du Travail et de la Prévoyance Sociale français, Louis Loucheur, sublime cette vision et le rôle que jouera l’Institut en affirmant que le futur étudiant “assistera aux travaux considérables de la SdN, à ces efforts qui se font sous le signe de la conciliation“. Comprenant qu’à la SdN “on fait non seulement des humanités mais de l’Humanité !“, l’étudiant “guidé par ses maîtres, comprendra cet énorme travail et pourra servir la grande œuvre de la Paix“. 

Dès 1928, Paul Mantoux partage la direction de l’Institut avec William Rappard. Cette collaboration franco-suisse durera jusqu’en 1951 lorsque Paul Mantoux prendra sa retraite. Les deux hommes se portent une grande estime mutuelle et la codirection sera harmonieuse. Loin d’être une évidence, ceci s’explique sans doute en partie par la vision et le projet universalistes partagés. Au-delà de ces deux individus, il faut voir ici une affinité culturelle qui les dépasse – qui fait que Genève est française et que la France est aussi Genevoise… 

Presqu’un siècle plus tard, j’ai l’honneur de diriger ce magnifique Institut. Je suis la première non-suisse (et française) à ce poste depuis Paul Mantoux… Et je ressens profondément cette affinité, je partage, spontanément me semble-t-il, cet ”Esprit de Genève“ qui trace une voie très claire – celle de la Paix, de la collaboration internationale, de l’Humanité. Mais je suis aussi la première femme à occuper ce poste – et c’est bien plus qu’un signe des temps. Le projet ”universaliste“ de la Société des Nations et de Genève tel qu’il fut défini dans les années 1920 puis celui des Nations Unies à partir de 1945, n’était en fait pas si “universaliste“ que cela. Nous sommes aujourd’hui confrontés à nos propres contradictions – affirmer l’universalisme sans complètement le mettre en pratique est de moins en moins acceptable. C’est de là que naît la crise actuelle du multilatéralisme. Il faut garder le projet et transformer les institutions, les règles et les pratiques pour mieux les aligner avec la vision d’un universalisme véritablement inclusif et qui dessine les contours de notre Humanité dans toutes ses diversités.

Marie-Laure Salles 
Directrice, IHEID

 

Source: Avant-propos, "Récit d'une amitié franco-genevoise", Ed. Suzanne Hurter 2024, Rayonnement français

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