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DROIT INTERNATIONAL
12 December 2019

La protection des intérêts juridiques de l’État tiers dans le procès de délimitation maritime

En mer, ce sont les revendications de plus que deux États qui bien souvent finissent par se chevaucher et à entrer en concurrence sur un seul et unique espace maritime. Que peut faire le troisième intéressé lorsque deux États tentent de se partager l’espace qu’il convoite devant un tribunal international ? Telle est la question à laquelle Lorenzo Palestini cherche à répondre dans sa thèse de doctorat. Interview.

Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ce qu’est l’État tiers juridiquement intéressé par le procès de délimitation maritime ?

Il s’agit d’un État qui, bien que n’étant pas Partie à la procédure, possède des intérêts d’ordre juridique susceptibles d’être mis en cause par un jugement ou une sentence arbitrale. Dans la mesure où tout État disposant d’un littoral peut, entre autres, revendiquer des espaces situés jusqu’à 200 milles marins de ses côtes, il arrive souvent que trois, voire quatre, projections côtières finissent par se superposer sur un même espace maritime. Ce chevauchement de titres, à l’origine d’une pluralité de différends, engendre ce que l’on appelle le risque d’empiètement, à savoir le problème de la délimitation qui finit par pénétrer dans des espaces susceptibles d’appartenir à un État tiers, et non plus seulement aux Parties à un procès.

Pourquoi vous intéresser particulièrement à cet État tiers ? 

Le choix du thème découle de nombreuses considérations, la moindre desquelles n’est pas son importance pratique. Si les conflits en mer de Chine méridionale et dans l’Arctique témoignent de l’actualité du sujet, il convient de souligner que cette problématique survient dans tous les océans et mers du monde. L’importance du sujet ne peut d’ailleurs que croître à l’avenir car ce sont justement les différends maritimes impliquant plus que deux États qui ont tendance à se perpétuer dans le temps. Plus on se rapproche du point de rencontre entre trois délimitations maritimes impliquant trois États, ledit point triple, plus le processus de délimitation devient complexe et plus les risques de blocage s’avèrent importants. Les juges et arbitres sont presque pris au piège car, s’ils poursuivent la délimitation trop au loin, ils risquent de préjuger les revendications maritimes du tiers en commettant un véritable faux pas. S’ils restent en deçà des espaces susceptibles d’appartenir audit tiers, qu’ils ont recours aux flèches directionnelles qui permettent de conjurer le risque d’empiètement en laissant la section terminale de la délimitation indéterminée, les Parties leur reprocheront parfois un manquement à leur devoir de statuer. Je dis bien que les juges et arbitres sont « presque » pris au piège car ma thèse vise justement à apporter des réponses aux difficultés qu’engendre la présence d’un tiers dans le procès de délimitation maritime. 

Pouvez-vous en dire plus sur l’objectif de votre thèse ?

L’objectif de ma thèse est, d’une part, de déterminer dans quelles circonstances une délimitation maritime met en cause les intérêts juridiques d’un État tiers et, d’autre part, d’identifier les moyens permettant à ce dernier de protéger lesdits intérêts. En fait ma thèse, à la façon des projections côtières, se situe elle aussi dans un espace de chevauchement, là où plus précisément le droit substantiel de la délimitation maritime finit inévitablement par empiéter sur le droit procédural relatif à l’intervention du tiers dans le procès devant la Cour internationale de Justice. L’intervention, lorsqu’elle est possible, à savoir dans les procès portés devant la Cour et le Tribunal international du droit de la mer, devrait permettre à l’État tiers, désormais participant dans le procès, de protéger ses intérêts juridiques. Or, cette procédure incidente demeure mal comprise. Les années de controverses durant lesquelles la jurisprudence a opté tantôt pour une forme d’intervention et tantôt pour une autre ont eu des séquelles qui, encore aujourd’hui, si elles ne privent pas d’intérêt telle ou telle autre forme d’intervention, laissent à tout le moins planer de sérieuses incertitudes sur cette institution. Ma thèse vise ainsi également à redonner du lustre à cette procédure incidente qui a été réduite à peau de chagrin par une jurisprudence trop restrictive. 

Quelles sont vos conclusions principales ?

Il y en a plusieurs, mais ma thèse met surtout en lumière une attitude contradictoire de la part de la Cour internationale de Justice et des tribunaux internationaux. D’un côté, ces derniers se montrent favorables à la prise en considération des intérêts juridiques des États tiers, y compris lorsque ces derniers ne tentent pas d’intervenir dans le procès. Cela témoigne de la reconnaissance du fait que le principe de la relativité de la chose jugée offre une protection tout compte fait insuffisante aux États tiers. D’un autre côté, cependant, les juges se montrent plutôt hostiles aux requêtes à fin d’intervention. Ceci atteste d’une politique judiciaire tournée vers une logique bilatérale à mon sens déplacée et contreproductive. C’est justement l’intervention, du moins celle visant à soumettre un différend maritime additionnel à décision, qui doit permettre aux juges de sortir de l’impasse. C’est l’élargissement du cercle des Parties au procès qui permet, en effet, de fixer ce point triple en l’absence duquel toute délimitation demeure par définition incomplète. 

Qu’en est-il de la méthodologie ?

Les différends de délimitation maritime, qu’il s’agisse de la mer territoriale, du plateau continental ou de la zone économique exclusive, ont donné naissance à une riche jurisprudence. J’ai donc adopté une approche principalement inductive, consistant à examiner de manière critique chaque instance de délimitation maritime où la problématique des intérêts juridiques des États tiers est entrée en ligne de compte. En partant des cas d’espèce, mon but était de parvenir à des conclusions de portée générale, ce qui au demeurant est complexe car l’équité joue un rôle primordial dans le procès de délimitation maritime, au point que d’aucuns affirment, exagérant un tant soit peu, que tout est finalement affaire d’espèce. Il n’empêche que j’ai pu aboutir à un certain nombre de conclusions qui ne peuvent pas varier au gré des décisions et des circonstances géographiques. 

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Lorenzo Palestini a soutenu sa thèse de doctorat en droit international en octobre 2019. Eric Wyler présidait le jury, composé de Marcelo Kohen, directeur de thèse, et du Juge Giorgio Gaja de la Cour internationale de Justice.

Référence complète de la thèse : 
Palestini, Lorenzo. « La protection des intérêts juridiques de l’État tiers dans le procès de délimitation maritime. » Thèse de doctorat, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, 2019. 

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Interview par Nathalie Tanner, Bureau de la recherche.
Illustration : extrait d’une image de dhtgip/Shutterstock.com.