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12 March 2024

Marseille : immersion dans la cité Félix-Pyat (1/4) – La mauvaise réputation

L’année 2023 a été particulièrement meurtrière à Marseille. Dans une série de quatre articles pour The Conversation France, Dennis Rodgers, professeur d’anthropologie et sociologie à l’Institut, et Steffen Bo Jensen, professeur à l’Université d’Aalborg, explorent cette violence en se basant sur un terrain de sept mois effectué entre 2021 et 2023 dans la cité Félix-Pyat. Le premier article, reproduit ci-dessous, souligne que les représentations des cités marseillaises comme lieux de violence tributaires du trafic de drogue nourrissent des imaginaires masquant d’autres formes de violences structurelles.

Une course-poursuite s’engage entre policiers et trafiquants de drogues. Trois agents de la Brigade anticriminalité (BAC) de Marseille s’engouffrent dans une cité afin d’y kidnapper un trafiquant, puis s’échappent en franchissant une barricade de deux mètres de haut, poursuivis par une horde de jeunes hommes cagoulés et armés sur des motos, tout en faisant face à une véritable pluie de détritus jetés depuis les tours environnantes par les habitants hostiles de la cité. Cette scène rocambolesque ouvre le film Bac Nord. Sorti en salle en 2021, il traite plus largement du trafic de drogue et de la corruption policière à Marseille. 

Le film BAC Nord, sorti en 2021.

Promu sous le label «inspiré par des faits réels», le film articule un ensemble de discours médiatiques et politiques reflétant un imaginaire violent censé caractériser Marseille. Un sujet qui a été rapidement instrumentalisé en politique comme en témoigne par exemple un tweet de Marine Le Pen daté du 1er septembre 2021 :

«BAC Nord: alors que le président va faire un show médiatique à #Marseille, la réalité c’est ce film! Allez le voir! Prenez conscience de cette terrible réalité et de l’urgence à reprendre la main.»

Plus récemment, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a évoqué la cité phocéenne, en mettant l’accent sur ses «points de deal» à «nettoyer» et la responsabilité des consommateurs de drogues issus des «beaux quartiers».

 

Des représentations symboliques violentes

Il est en fait commun d’entendre des expressions telles que «Marseille, c’est Chicago», «Marseille, c’est le Far West», ou bien «Marseille, la capitale du crime français». Comme l’ont analysé Cesare Mattina et Nicolas Maisetti, ce genre de représentation constitue une forme de stigmatisation et de violence symbolique, au sens où elles s’inscrivent durablement dans nos schémas de perception à propos du monde d’une manière qui dépasse les statistiques.

Marseille – comme d’autres villes telles que Glasgow, Naples, ou Chicago – est, dans notre imaginaire, une métropole gangrénée par la violence, «la plus dangereuse d’Europe», après certains médias. Pourtant, statistiquement parlant, les niveaux de violence à Marseille ne sont souvent pas plus élevés qu’à Paris. Le chercheur Laurent Mucchielli l’avait déjà souligné en 2013 dans son rapport «Délinquance et criminalité à Marseille: fantasmes et réalités». Et les statistiques récentes concernant les crimes et délits sur d’autres villes françaises le confirment encore : Marseille arriverait 13e derrière Paris.

Peut-on vraiment qualifier Marseille de «French Chicago»? myretroposter, CC BY-NC-ND

Il faut de plus distinguer délinquance, vols avec violence armée ou non, criminalité organisée et sentiment d’insécurité, autant de critères qui peuvent faire varier les statistiques.

Ainsi, les représentations de la violence à Marseille sont souvent liées à des effets de loupe ou à des distorsions, des perceptions, et des expériences très variées.

La scène d’ouverture du film Bac Nord est particulièrement pertinente à ce niveau-là, car elle a été tournée à Félix-Pyat, une cité dans laquelle nous avons effectué un travail de terrain de sept mois entre 2021 et 2023, ce qui nous permet d’affirmer avec certitude que sa réalité quotidienne ne correspond absolument pas aux images véhiculées par le film.

 

Du Parc Bellevue à Félix-Pyat

La cité Félix-Pyat – aussi connue comme le « Parc Bellevue » – a été construite en copropriété entre 1958 et 1961 pour accueillir les colons Pieds-noirs revenant d’Algérie et du Protectorat français de la Tunisie. Au cours de la décennie qui a suivi la construction de la cité, une deuxième vague d’immigrants est arrivée, principalement d’Afrique du Nord. Cette population maghrébine a lentement, puis plus rapidement, remplacé les premiers habitants de la cité. Cependant, au lieu de vendre leurs appartements, beaucoup de ces derniers ont commencé à les louer aux nouveaux arrivants.

Félix Pyat, 2010. Catherine Champerneau/Flickr, CC BY-NC-ND

Dès lors, un grand nombre de propriétaires, parce qu’ils n’habitaient plus à Félix-Pyat, ont cessé de payer les services et les charges de la copropriété, qui s’est lourdement endettée. Les édifices se sont peu à peu dégradés et un cercle vicieux s’est enclenché: ceux qui ont pu se le permettre ont déménagé le plus rapidement possible, alors que ceux qui sont restés étaient les plus paupérisés.

Dès les années 1980, la cité se caractérise par une pauvreté croissante. A partir des années 1990, l’immigration maghrébine est remplacée par les arrivées de réfugiés bosniaques et kurdes, mais aussi albanais et surtout, une nouvelle immigration comorienne. De fait, Félix-Pyat est aujourd’hui connue comme la «capitale des Comores» à Marseille, qui concentre elle-même le plus grand nombre de Comoriens en dehors des Comores.

Félix-Pyat se distingue aussi par le fait que, géographiquement, c’est le soi-disant «Quartier Nord» le plus central de Marseille, situé dans le IIIe arrondissement de la ville, dans le quartier de Saint-Mauront. La cité est donc beaucoup plus accessible depuis et vers le reste de la ville que d’autres cités plus au nord comme La Castellane ou bien Frais Vallon à l’Est.

Carte Google de la cité Félix Pyat dans Marseille, IIIᵉ arrondissement

Carte Google de la cité Félix Pyat dans Marseille, IIIᵉ arrondissement. Google maps

En 2022, nous avons mené une «enquête de ménage» – porte à porte – auprès d’un échantillon représentatif de 228 des 605 ménages que compte la cité dont les résultats seront publiés dans un livre en cours de rédaction. Notre objectif était à la fois de collecter des données socio-économiques sur la population de la cité, mais aussi à propos des perceptions concernant la violence et l’insécurité dans la cité.

La population de la cité est d’environ 3500 habitants, avec un ratio moyen de 5,8 personnes par ménage, réparties dans des logements de taille variables. La population de la cité est en générale jeune; l’âge moyen est de 28 ans. Elle se partage de manière plus ou moins égale en termes de sexes.

Une majorité des ménages de la cité disent s’identifier avec «la communauté comorienne» : 57% de la population, contre 30% s’identifiant avec «la communauté maghrébine» et 13% s’identifiant avec une autre communauté. Notre enquête de ménage confirme aussi que Félix-Pyat reste une cité pauvre: 63% des chefs de famille gagnent moins de 1000 euros par mois.

En parallèle, Félix-Pyat concentre aussi de nombreuses organisations associatives, et il existe clairement un tissu social et culturel collectif très fort, qui se mobilise de façon visible lors des célébrations de «grands mariages», autour de la religion, ou bien lors de l’épopée sportive de l’équipe de foot des Comores à la CAN 2021 par exemple, quand les matchs furent projetés en plein air sur la place principale de la cité.

On vit, on rit, on aime, on pleure à Félix-Pyat, dont l’histoire, en fin de compte, est une «histoire plurielle et emblématique de l’évolution de la société française durant les cinq dernières décennies», comme l’ont très bien décrit Marie d’Hombres et Blandine Scherer dans leur superbe livre «Au 143 rue Félix Pyat », recueillant textes, propos, et témoignages d’habitants du quartier.

 

«Tout se passe là-bas, rien ici»

Nous ne voulons pas, pour autant, minimiser ni la présence ni la violence du trafic de drogue à Félix-Pyat. Les deux y sont indéniablement manifestes. Mais compte tenu des représentations sensationnalistes qui abondent autour du phénomène, nous tenons à remarquer en premier lieu que les activités liées à la drogue sont bien plus visibles dans d’autres cités de la ville que nous avons pu visiter. Il est important de réaliser que le trafic de la drogue à Marseille est un phénomène très variable, comme cela est par ailleurs très bien décrit dans une étude sur «La concentration du crime et les caractéristiques de l’aménagement de l’espace urbain à Marseille».

Ceci étant dit, sur les murs de l’un des premiers bâtiments que l’on croise en entrant dans la cité Félix-Pyat, un graffiti suggère que «tout se passe là-bas, rien ici», avec une flèche indiquant le bâtiment suivant, où se trouverait le «charbon», c’est-à-dire un point de vente de la drogue. On voit régulièrement une clientèle variée s’y rendre pour acheter de la drogue, le plus souvent en soirée, mais aussi pendant la journée.

Les «guetteurs» sont aussi une présence régulière aux coins des rues de la cité, qu’ils barricadent à intervalles réguliers afin de faciliter les livraisons de drogue, tandis que plusieurs habitants nous ont raconté comment les cages d’escalier d’immeubles pouvaient aussi être barricadées pour ralentir la police en cas de descente.

Un interlocuteur, que nous nommerons Tarek, nous a précisé: «Mais quand une vieille dame arrive, ils enlèvent les barricades pour qu’elle puisse passer.» Après une petite pause, il ajouta: «En fait, non, je blague. Ils ne sont pas gentils.»

«Tout se passe là-bas, rien ici.» D. Rodgers & S. Jensen, fourni par l'auteur

Il y a aussi eu plusieurs meurtres liés au trafic de drogue dans la cité au cours des dernières années, ainsi que de multiples blessés.

Félix-Pyat a en outre fait les titres des journaux début septembre 2023 pour un cas de torture d’un jeune trafiquant de drogue extérieur à la cité qui avait voulu y vendre indépendamment du trafic local.

 

D’abord la saleté, la pauvreté et ensuite la peur

L’angoisse des parents de jeunes dans la cité, qu’ils soient impliqués dans le trafic ou pas, était souvent palpable lors de beaucoup des entretiens que nous avons effectués.

Certains habitants ont aussi exprimé le sentiment plus général de «vivre avec la peur» à cause de la délinquance et du trafic de drogue, même si celle-ci variait clairement en fonction des personnes ainsi que de leur relation avec différents espaces de la cité: paradoxalement, ceux qui vivaient plus prêt d’un point de vente exprimaient moins de peur que ceux dont les appartements étaient plus éloignés, à cause vraisemblablement d’un effet de familiarisation.

Beaucoup de jeunes femmes ont néanmoins souligné qu’elles évitaient de passer par certaines zones de la cité, en particulier lorsqu’elles y voyaient des attroupements de «guetteurs». Les jeunes hommes, par contre, exprimaient plus de peur face aux risques de violence policière lors des descentes de CRS cherchant à perturber et interrompre le trafic de drogue.

Cependant, les résultats de notre enquête de ménage rapportent que la violence et la délinquance ne sont pas perçues comme étant le problème le plus important auquel les habitants de la cité sont confrontés au quotidien. Lors des entretiens, la «saleté», la «pauvreté», «l’état des bâtiments» et la «santé» sont des préoccupations qui sont apparues en premier, comme l’indique le tableau ci-dessous.

Tableau

Quel est le principal problème qui vous préoccupe, vous et votre famille?
D. Rodgers & S. Jensen, Author provided (no reuse)

Il ne fait aucun doute que la saleté est un problème réel à Félix-Pyat. Le mistral fait fréquemment voler les ordures non ramassées dans les rues de la cité, qui sont peuplées de rats et de gabians agressifs qui se battent entre eux pour les déchets alimentaires.

La même chose vaut pour la pauvreté: 54% des ménages dépendent de l’assistance sociale. L’insalubrité des bâtiments de la cité est évidente et leur détérioration telle qu’elle se constate sur le plan visuel, sonore ou même olfactif. Les infrastructures de la cité – routes, parcs, bâtiments scolaires – sont généralement en mauvais état, en raison du manque d’entretien. Les bâtis endommagés par les incendies fréquents – plusieurs se sont déclarés lors de notre travail de terrain – sont rarement réparés et souffrent d’un vandalisme constant.

Beaucoup des habitants de Félix-Pyat sont aussi clairement en mauvaise santé. Certains par exemple souffrent de maladies respiratoires pour des raisons très certainement liées aux conditions environnementales ambiantes, comme cela a été le cas dans d’autres cités marseillaises.

 

De quelles violences parle-t-on ?

Les résultats de notre enquête de ménage nous permettent donc de remettre la violence associée à la délinquance et au trafic de drogues à Félix-Pyat à sa juste place parmi d’autres préoccupations au quotidien.

Dans d’autres contextes, ces préoccupations auxquelles sont confrontés la population de la cité sont souvent caractérisées comme des formes de violences – la pauvreté comme de la «violence structurelle», le délabrement des bâtiments et espaces publics comme de la «violence infrastructurelle», ou bien la saleté comme de la «violence environnementale» – qui s’enchevêtrent et se renforcent.

À Félix-Pyat également, ces phénomènes s’auto-alimentent et créent un environnement qui impacte de manière systémique la vie quotidienne de la population de la cité. Vu ainsi, il ne suffit pas de décrire Félix-Pyat comme une cité violente du fait du trafic de drogue pour comprendre – encore moins résoudre – quoi que ce soit. Au contraire, ce constat peut masquer – et potentiellement légitimer – la situation plus large d’oppression structurelle dans laquelle vivent ses habitants, et dont les dynamiques dépassent le seul contexte de la cité.

Il nous parait dès lors opportun de mobiliser une autre notion de violence pour penser à la manière dont la situation globale dans les cités telles que Félix-Pyat est perçue, qui est celle de la violence «épistémique», mise en avant par Michel Foucault.

Celle-ci caractérise une forme de violence à travers laquelle est imposée une épistémè, ou autrement dit, des règles de production du savoir qui déterminent les limites de nos connaissances. La violence épistémique fonctionne donc en imposant un cadre de pensée préétabli, dans le cas présent en focalisant le regard sur certains processus comme des formes de violences au détriment d’autres.

Visite de Félix Pyat: quartier défavorisé de Marseille (avec le rappeur Yassta) par le reporter GabMorrison, YouTube, 2022.

Appréhender la violence dans les cités de Marseille uniquement à partir de la violence liée au trafic de drogue et limiter son analyse à l’échelle des cités constituent donc une violence épistémique qui empêche de réfléchir autrement.

Afin de la contrecarrer, nous avons clairement besoin d’un nouveau vocabulaire concernant la violence. Il faudrait en particulier parler de violences au pluriel, pour nous permettre de montrer la nature systémique du phénomène, mais aussi de comparer les effets de différentes formes de violence.

Ce n’est qu’en élargissant notre regard et en analysant ensemble plutôt que séparément différentes violences que nous pourrons faire place à de nouvelles idées et changer l’optique des discussions contemporaines concernant la violence dans les cités de Marseille, qui va bien au-delà de la criminalité et la délinquance.The Conversation

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Source: cet article a été publié le 11 mars 2024 dans The Conversation France. Retrouvez la version originale ici > 
Dennis Rodgers est professeur d’anthropologie et de sociologie au Geneva Graduate Institute et responsable du projet «Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography» (GANGS) financé par le Conseil européen de la recherche.
Steffen Bo Jensen est professeur au Department of Politics and Society de l’Université d’Aalborg au Danemark et chercheur à DIGNITY – Danish Institute against Torture.

Le Geneva Graduate Institute est membre de The Conversation France. Les enseignant·es et les chercheur·es – y compris les doctorant·es et postdoctorant·es – qui souhaitent promouvoir leurs recherches par le biais de The Conversation peuvent simplement s’inscrire en tant qu’auteur·e et proposer une idée d’article. Il leur est également possible de contacter Marc Galvin au Bureau de la recherche.

Image en tête de l'article: Grands ensembles à Félix Pyat, Marseille, 3e arrondissement, 2021. Photo fournie par D. Rodgers et S. Jensen.