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12 October 2020

Pérégrinations académiques des deux côtés de l’Atlantique

Si, à Paris ou à New York, l’étude des relations internationales est vue à travers la politique étrangère nationale, Genève offre un privilège extraordinaire: pratiquer l’ethnographie des organisations internationales.

Enseigner la sociologie des relations internationales à Genève plutôt qu’à Paris, à Chicago ou à New York porte-t-il à conséquence? L’environnement dans lequel nous évoluons affecte-t-il nos modes de transmission et d’appréhension de l’international? Une amie politiste américaine de passage avait remarqué qu’à Genève, l’OMS ne désignait pas seulement une organisation internationale, mais le sigle du terminus de la ligne de bus 8.

Dans ce passage de l’abstraction au concret, je vois une première raison du développement genevois des études sociologiques des organisations internationales. Professeur au département d’anthropologie et de sociologie de l’IHEID depuis sept ans, je suis frappé par le privilège que nous avons d’enseigner dans une ville qui s’offre comme un terrain ethnographique sans pareil. La possibilité d’ouvrir à nos étudiants la porte d’une organisation pour qu’ils y conduisent des entretiens ou y travaillent représente un avantage pédagogique inestimable.

L'habitus de Bourdieu

En poussant ces portes, les jeunes chercheurs découvrent que l’institution est d’abord un lieu chargé d’histoire et de sens, un espace social où se croisent des femmes et des hommes qui habitent la même ville, partagent un même langage et souvent un même point de vue sur le monde – ce que le sociologue Pierre Bourdieu aurait nommé un habitus. Tout cela peut paraître évident aux Genevois, mais la façon dont cela nous affecte l’est moins. A Paris puis aux Etats-Unis, j’ai été sensible à la façon dont ces déplacements ont modifié ma pratique. Il n’est ainsi pas étonnant pour un chercheur basé à Chicago de privilégier l’étude abstraite du système international et pour un chercheur genevois de développer des études ethnographiques des organisations internationales. Mais l’accessibilité n’explique pas tout.

Le contexte national importe aussi dans le choix de valoriser certaines questions. Le poids donné au monde des institutions multilatérales par rapport à la politique étrangère du pays par sa classe politique s’inverse lorsqu’on déménage des Etats-Unis ou de France vers la Suisse. L’absence d’un passé colonial visible, la tradition de neutralité et de dialogue et le poids des organisations multilatérales font qu’un chercheur basé à l’IHEID sera plus attiré par l’analyse des organisations internationales pour elles-mêmes. Au contraire, la multiplication des interventions militaires, l’expérience d’administration de territoires étrangers ou la croyance en un destin mondial font qu’un étudiant à New York ou à Paris commencera par associer étude des relations internationales et étude des relations extérieures de son pays.

Je fus par exemple frappé, pendant mon doctorat à Princeton, que nombre de débats portent sur la façon dont les Etats-Unis devaient tenir leur rôle de leader dans le monde. Le monde des organisations internationales ne bénéficiait que d’une attention minime – une afterthought –, leur étude n’ayant d’intérêt qu’en vue de déterminer si l’emploi du multilatéralisme permettait de légitimer la politique étrangère du pays. Depuis le 11-Septembre, on ne peut pas dire que les choses se sont beaucoup améliorées.

«Structuration des champs»

Enfin, les liens entre académie, diplomatie d’Etat et organisations internationales diffèrent à cause de ce que les sociologues nomment la «structuration des champs» scientifiques et politiques, qui change d’un pays à l’autre. Autant fait-on à l’IHEID l’expérience d’un lien entre recherche académique et expertise auprès des organisations internationales, autant l’enseignement aux Etats-Unis est-il lié à la production de visions servant de soubassement idéologique aux débats sur la politique étrangère américaine. En France, les espaces de circulation entre académie et organisations internationales sont aussi assez peu visibles, ces dernières étant beaucoup plus proches du monde de la diplomatie française, qui garde elle-même ses distances par rapport au monde universitaire, mal connu des membres du Quai d’Orsay ou de l’ENA. Aussi, il ne faut pas s’étonner si certains mondes académiques sont plus ou moins accueillants pour les chercheurs étrangers. En matière d’ouverture, je n’ai pas trouvé beaucoup d’équivalents de l’IHEID lors de mes pérégrinations académiques!

Cet article a été publié dans le dossier spécial “L’Amérique et nous” paru dans Le Temps du vendredi 9 octobre 2020.