À l’occasion des 20 ans du Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève (CERAH), un centre conjoint de l’Institut et de l’Université de Genève, nous nous sommes entretenus avec Doris Schopper, professeur à la Faculté de médecine de Genève et directrice du CERAH, Gilles Carbonnier, professeur d’économie du développement à l’Institut, vice-président du CICR et ancien président du Comité directeur du CERAH, et Alessandro Monsutti, professeur d’anthropologie et sociologie à l’Institut et président actuel du Comité directeur.
Comment le CERAH a-t-il évolué depuis sa création?
DS : Le CERAH a été créé pour mettre sur pied une formation académique de haut niveau pour les praticiens de l’humanitaire. En 1996, étant alors présidente de Médecins sans frontières, j’ai été associée aux premières réflexions sur la nécessité toujours plus évidente d’une telle formation académique. Les praticiens sur le terrain avaient une formation professionnelle disciplinaire, par exemple en santé, en logistique, en administration ou en droit. Ils n’étaient formés ni à la politique, ni à l’économie, ni à la négociation. Le CERAH leur fournit des outils pour mieux comprendre le contexte et les enjeux géopolitiques liés à telle ou telle crise. Jusque dans les années 1990, le personnel humanitaire était essentiellement composé d’Européens et de Nord-Américains ; aujourd’hui, il vient de pays directement affectés par des crises humanitaires, comme le Pakistan, l’Afghanistan, la Syrie ou l’Irak.
GC : J’ai eu le privilège de donner des cours dans le cadre du CERAH et de ses prédécesseurs (le Programme plurifacultaire en action humanitaire, PPAH, puis le Programme interfacultaire en action humanitaire, PIAH) dès la fin des années 1990. Depuis lors, le public-cible s’est diversifié, notamment avec le passage du français à l’anglais il y a quelques années, ce qui a permis à nombre de mid-career managers d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique non francophone de participer également à nos formations. Les programmes se sont aussi étoffés avec – outre le MAS et le DAS – des CAS et des semaines thématiques. À l’avenir, un enjeu consiste à s’adapter à la demande de formation des principaux publics cibles et à renforcer les activités de recherche.
AM : En 2001, j’ai travaillé pour le PIAH, où je m’occupais de la coordination du module « Entre urgence et développement ». Depuis que j’enseigne au CERAH, celui-ci s’est beaucoup développé, avec la création de son master en études humanitaires plus complet et plus englobant. Dès le début, il y a eu la volonté d’intégrer la dimension anthropologique avec sa double orientation : une critique décentrée des catégories qui peut être utilisée par les organisations humanitaires et un intérêt très fort pour les contextes locaux.
Quels sont les défis actuels de l’aide humanitaire dans le monde?
DS : Le contexte humanitaire a énormément évolué depuis la fin de la Guerre froide. Auparavant on pouvait négocier avec l’un ou l’autre camp. Maintenant, il y a une fragmentation des groupes armés, les interlocuteurs sont moins faciles à identifier et les alliances changent. Dans les années 1980, on savait quel gouvernement soutenait qui. Aujourd’hui, il n’y a qu’à regarder la Syrie pour voir que ce n’est plus du tout le cas. On savait également que les populations déplacées allaient tôt au tard rentrer chez elles. Or, aujourd’hui les réfugiés tendent à se disséminer dans les villes, ce qui rend toute intervention beaucoup plus difficile à gérer. Et les crises durent plus longtemps, la moyenne actuelle étant de 16 ans !
GC : Le marché humanitaire a connu une croissance soutenue depuis 20 ans, avec un besoin croissant de spécialistes dans des domaines aussi variés que le droit, la médecine et la santé publique, l’anthropologie, l’économie, les relations internationales, l’agronomie, l’architecture, l’ingénierie, etc. En même temps, les défis se font de plus en plus pressants en matière de sécurité et d’accès sur le terrain, de respect du droit international et des principes humanitaires, d’interactions entre action humanitaire, développement et paix. Ces défis requièrent des collaborations accrues entre humanitaires et chercheurs.
AM : Depuis plusieurs années déjà, on assiste à une fatigue des pays donateurs et de leurs citoyens, qui est encore plus marquée depuis l’arrivée de Trump et Salvini au pouvoir. Il y a donc le danger que les financements en provenance du Global North se tarissent. Du côté du Global South, il y a une contestation, qui s’enracine dans une critique postcoloniale, d’une prétention du Global North envers le Sud et l’idée que l’aide humanitaire doit être située en continuité historique avec le colonialisme. Il y a peut-être des liens non dits et gênants entre colonialisme et humanitaire qui attaquent la légitimité même de l’aide humanitaire. Le double grand défi est donc la fragilisation des financements de l’aide humanitaire et la mise en doute de sa légitimité politique et morale.
Quelle est la place de l’aide humanitaire à Genève, sur le plan académique et non académique?
DS : Sans conteste, aucune ville au monde ne réunit autant d’acteurs de l’action humanitaire et sur un aussi petit espace. Cela crée des opportunités de rencontres et d’échanges en permanence, parfois presque trop ! La place académique a aussi un rôle particulier à jouer, en prenant de la hauteur et en pouvant faire fi des contraintes organisationnelles. Ainsi le CERAH offre une plateforme où les acteurs peuvent se rencontrer en toute confiance pour discuter de nouvelles approches sans avoir à défendre nécessairement un point de vue institutionnel. La mise en commun de cette diversité d’approches inspire ensuite nos cours et nos recherches.
GC : Genève est le berceau et la capitale mondiale de l’action humanitaire. Sur le plan académique, par contre, il existe divers centres d’excellence sur l’humanitaire, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis. Genève peut et doit encore faire plus pour renforcer son pôle d’excellence académique sur les questions humanitaires.
AM : L’interaction continue avec les acteurs de l’action humanitaire est riche de potentialités mais comporte aussi le risque pour les universitaires de se fondre dans la terminologie des organisations internationales et non gouvernementales et de l’utiliser dans leurs analyses sans toujours maintenir la distance nécessaire. La raison d’être des chercheurs est aussi d’empêcher de penser en rond. Ils ne doivent pas se positionner comme de simples caisses de résonance de la rhétorique onusienne. Dans cette perspective, l’action humanitaire est un objet d’étude qui peut révéler bien des choses sur la manière dont le monde d’aujourd’hui est gouverné.
En quoi Genève est-elle une plus-value pour le CERAH et ses formations?
DS : La densité des organisations présentes à Genève nous permet de disposer d’un solide réseau de 150 experts qui interviennent bénévolement dans nos cours. Même une grande université comme Harvard ne bénéficie pas de cette présence constante de spécialistes. En plus, grâce au soutien du Canton de Genève et de la Fondation Hans Wilsdorf, les frais d’écolage relativement élevés pour des personnes majoritairement originaires de pays dits « en voie de développement » (15 000 francs pour le master) peuvent être pris en charge.
GC : Les étudiants sont attirés au CERAH notamment par la densité des organisations humanitaires sises à Genève, ce qui leur permet non seulement de bénéficier d’interventions de praticiens et responsables humanitaires de grande qualité, mais aussi de nouer de précieux contacts pour leur avenir professionnel.
AM : Comme le dit Gilles, beaucoup d’étudiants viennent à Genève et au CERAH car une grande partie des enseignants font partie du monde institutionnel humanitaire. Ils savent également qu’ils vont pouvoir rencontrer physiquement des acteurs majeurs de l’action humanitaire et ainsi développer un carnet d’adresses qui sera utile à leur carrière.
Vous êtes un centre conjoint de l’Institut et de l’Université de Genève. Quelles sont les avantages de cette alliance qui dure depuis 20 ans déjà?
DS : Les avantages sont indéniables. Nous bénéficions de la renommée des deux institutions académiques, et nos étudiants sont fiers de leur diplôme conjoint. Nous bénéficions aussi de cette alliance en termes d’apports académiques et d’infrastructure. Mais le bénéfice le plus important à mes yeux est de permette une réelle approche pluri- et interdisciplinaire dans nos enseignements et nos recherches. C’est essentiel dans le domaine humanitaire, et tout particulièrement à une époque où le lien entre humanitaire et développement est à réévaluer.
GC : Le CERAH permet de réunir des enseignants-chercheurs des départements de l’Institut et des facultés de l’Université. Cela permet d’aborder les grands défis contemporains de l’humanitaire en confrontant – et combinant – des approches disciplinaires et méthodologiques variées. De telles approches sont cruciales pour pouvoir apporter des réponses pertinentes et efficaces aux populations dans les conflits armés qui – trop souvent – les affectent profondément durant plusieurs décennies, si ce n’est plusieurs générations.
AM : L’action humanitaire, comme le développement, est un objet multiforme, qui doit être approché en diversifiant les perspectives. On sait qu’historiquement les médecins ont joué un grand rôle. Il y a aussi une dimension juridique et environnementale évidente, sans compter la démarche des sciences sociales (économie, sciences politiques, anthropologie et sociologie), qui permet de comprendre comment l’action humanitaire se déploie sur le terrain. Ni l’Université de Genève ni l’Institut ne peuvent couvrir seuls tous ces champs. En offrant aux chercheurs des deux institutions un lieu de rencontres, d’échanges et de collaborations, le CERAH amène une plus-value et un enrichissement mutuel évidents. Par ailleurs, le Centre bénéficie par sa double affiliation de réseaux institutionnels beaucoup plus amples.