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28 February 2022

Héritage colonialiste et raciste dans les monuments genevois

Une étude des professeurs Mohamedou et Rodogno pour la Ville de Genève.

Monuments, statues, noms de lieux et de rues, de nombreuses figures du passé investissent l’espace urbain genevois. En réponse aux mobilisations associatives et politiques, la Ville de Genève a entamé une réflexion concernant les hommages rendus dans l’espace public à des personnalités ayant encouragé le racisme et le colonialisme.

Les professeurs d’histoire et politique internationales Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou et Davide Rodogno, qui ont récemment mené un projet sur le racisme pour Google, ont, à la demande de la Ville de Genève, réalisé dans ce cadre une étude intitulée Temps, espaces et histoires – Monuments et héritage raciste et colonial dans l’espace public genevois : État des lieux historique, dont les résultats ont été dévoilés le 1er mars 2022 lors d’une conférence de presse organisée par la Ville de Genève. Une table ronde sur le sujet est également organisée par l’Institut en partenariat avec le Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH) et le Service Agenda 21 – Ville durable de la Ville de Genève le 7 mars à la Maison de la paix. 

Dans quel contexte la Ville de Genève vous a-t-elle demandé de réaliser cette étude et qu’est-ce qu’un héritage raciste?

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou : Sur la lancée d’une initiative qu’elle avait préalablement entamée sur ce sujet, la Ville de Genève nous a demandé en 2020 d’approfondir cette réflexion sur la question de l’espace public à Genève et la présence de lieux ou de symboles qui auraient, d’une façon ou une autre, un lien avec un événement ou une personnalité historique qui pourrait être liée au colonialisme, à l’esclavagisme ou au racisme. Le travail que nous avons mené est une étude académique dont l’objectif est de poser les jalons de la prochaine étape de cette réflexion en offrant, d’une part, des clés de lecture concernant l’importance et la complexité de ce sujet et en identifiant, d’autre part, des pistes d’action pour entrer en matière avec des politiques et des réponses appropriées. Dans ce contexte particulier d’espace public urbain, un héritage raciste et colonial est toute représentation physique ou symbolique, ou toute appellation, qui, dans une logique de reconnaissance ou de célébration, renverrait à un discours ou une pratique explicitement discriminatoire, et qui de par sa présence continue – qu’elle soit remise en question ou pas – participerait du déni d’humanité et d’équité que constituent le racisme et le colonialisme.

L’étude réfléchit sur la notion d’espace public en soi, sur celles de commémoration et de célébration, comme sur la question de l’histoire publique et sa fonction dans la société.

 

Que vous inspire le concept « la gloire d’hier peut être la honte de demain » ?

Davide Rodogno : Pour nous historiens, il n’a rien de surprenant. Notre étude porte sur le problème du racisme et ses racines liées à l’impérialisme, au colonialisme et à l’esclavagisme. Si nous oublions, pour un instant, cet énorme problème et pensons, par exemple, au 25 juillet 1943 en Italie et à la chute de Benito Mussolini, on assiste là à la destruction instantanée et spontanée de milliers de bustes et de statues du Duce ; les faisceaux qui ornaient les bâtiments sont abattus et les slogans sur les murs, noircis. Autre exemple : dans les jours et semaines qui suivirent la révolution des Œillets, les Portugais décidèrent avec grande finesse de voiler beaucoup de statues d’António de Oliveira Salazar avec des drapeaux noirs et épais entourés de cordes, un exemple de cancelling qui n’en est pas un. On pourrait continuer avec les statues de Vladimir Lénine ou Joseph Staline en 1989. La gloire et la honte sont des ingrédients essentiels de la vie et du discours politiques. Et si nous insistons sur l’importance civique, culturelle, académique et intellectuelle de l’antiracisme, c’est aussi car nous voyons autour de nous de nombreux signes inquiétants de réhabilitation d’une gloire de la période coloniale, comme si la gloire d’hier peut être la honte de demain et, hélas dans ce cas, la gloire d’après-demain.

Comment avez-vous procédé pour réaliser ce vaste travail de recensement et de réflexion et en quoi votre position de professeur dans un institut international comme le nôtre a-t-elle été utile ? 

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou : Avec l’assistance d’Aline Zuber et de Frank Afari, nous avons construit une étude en trois parties dont l’objectif est, encore et toujours, d’informer sur des éléments pas nécessairement connus par beaucoup et d’inviter à une réflexion plus étoffée et plus constructive. La première partie de l’étude aborde la nature du problème et son contexte contemporain, et de même la spécificité du cas suisse et du cas genevois. La seconde partie examine un certain nombre de lieux à Genève qui soulèvent ou peuvent soulever des questions liées au racisme, au colonialisme et à l’esclavagisme. La troisième partie identifie une série de pistes envisageables pour traiter de tels héritages, offrant une palette d’options. Une longue bibliographie permet de poursuivre ce travail en approfondissant les questions et les cas abordés. Oui, un tel travail est de par sa nature un labeur d’historien ou d’historienne afin d’appréhender sa profondeur historique et lui apporter un sens contemporain, comme il nécessite, à notre avis, un regard dépolitisé afin précisément de faciliter une discussion de politique citoyenne.

La Suisse fait partie des pays d’Europe occidentale les moins associés au colonialisme. Y a-t-il une exceptionnalité de la Suisse dans ce domaine ?

Davide Rodogno : L’exceptionnalité est entretenue, cultivée et protégée, car notre pays aime son unicité et fait de celle-ci une marque de fabrique. Cette exceptionnalité se base sur le constat – juste – que la Suisse n’eut pas d’empire ni de colonies au sens formel du terme, c’est-à-dire qu’elle ne possédait à aucun titre des territoires en Europe ou dans aucun autre continent. Mais dire que la Suisse (le gouvernement suisse) et les Suisses n’étaient pas associés au colonialisme serait tout simplement faux. Missionnaires, mercenaires, aventuriers, hommes d’affaires, banquiers et humanitaires furent associés au colonialisme, à l’esclavagisme et l’impérialisme ; le contraire aurait été étonnant. Et au moment de la décolonisation, la Suisse et ses banques devinrent un lieu sûr pour les avoirs d’hommes d’État et de dictateurs d’ex-colonies.

Ce qui vaut pour Genève vaut aussi au niveau international, où le problème du racisme ne devrait pas être l’apanage d’une seule organisation mais l’affaire de toutes et tous.

 

Quels sites et symboles à Genève vous ont-ils le plus interpellés dans le cadre du recensement effectué ?

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou : À dessein, nous avons mis ce mapping en abîme et en relation avec les autres questions analytiques tout aussi importantes que les lieux et les monuments eux-mêmes. Ces missionnaires, mercenaires, aventuriers, hommes d’affaires, banquiers et autres humanitaires apparaissent au fil des pages de l’étude qu’il faut donc lire attentivement. L’étude réfléchit sur la notion d’espace public en soi, sur celles de commémoration et de célébration, comme sur la question de l’histoire publique et sa fonction dans la société. Aussi, s’attacher simplement au listing de lieux qui interpellent comme le boulevard Carl-Vogt, la rue du Village-Suisse ou le Palais Wilson, pour ne citer que ceux-ci, c’est manquer voir l’ensemble de la question qui nécessite aussi de réfléchir sur l’absence de célébration de la diversité dans ce même espace public. Il ne s’agit pas simplement de corriger mais également de construire. Le biais de l’annulation (cancelling) est trompeur.

Alors précisément, quelles sont selon vous les actions à privilégier dans le futur tant au niveau de Genève qu’au niveau international ? 

Davide Rodogno : Les actions sont multiples et doivent avoir lieu de manière simultanée et d’envergure. L’éducation, du niveau primaire jusqu’aux programmes de master et de doctorat, y compris les nôtres, est à notre sens essentielle, tout comme le(s) débat(s) public(s). Le dialogue respectueux et inclusif dans les États comme la Suisse qui se définissent comme démocratiques doit aboutir à une prise de décision citoyenne concernant les espaces publics. La multiplication d’initiatives grassroots émanant de la société civile doit être facilitée et soutenue par les autorités publiques. Il ne faut pas croire que le changement se fera rapidement, et ce n’est pas la vitesse qui mesurera le succès de ces actions. Des débats et des dialogues longs et difficiles visant un changement culturel ou de comportement prendront forcément beaucoup de temps. Ce qui vaut pour Genève vaut aussi au niveau international, où le problème du racisme ne devrait pas être l’apanage d’une seule organisation ou agence onusienne mais l’affaire des organisations intergouvernementales, des ONG, des diplomates, des groupes d’experts et de nous toutes et tous, we the people

Interview des professeurs Mohamedou et Rodogno lors de l'édition de mi-journée du téléjournal de la RTS le 1er mars.

Histoire et politique internationales

Temps, espaces et histoires