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19 May 2011

Après Oussama ben Laden, la voie politique ?

Le prof. Monsutti démontre qu’il est temps de dissocier l’insurrection nationale en Afghanistan de la guerre globale contre le terrorisme islamique.

La mort d’Oussama ben Laden, tué le 2 mai par un commando des forces spéciales américaines à Abbottabad, une ville située à une centaine de kilomètres au nord de la capitale pakistanaise, est un événement dont l’importance symbolique ne peut être niée. Beaucoup d’observateurs considèrent néanmoins que le décès physique du fondateur d’Al-Qaida avait été précédé par sa fin politique, marquée par le printemps arabe. En effet, les mouvements populaires qui ont traversé ces derniers mois l’Afrique du Nord et le Proche-Orient n’ont pas cherché leur inspiration dans les discours virulents d’Al-Qaida. Annoncé depuis plusieurs années, l’échec de l’islam politique, qui se démontre incapable de mobiliser les masses et renverser les pouvoirs en place, semble avéré. Certes, mais n’oublions pas qu’une grande partie de la carrière d’Oussama ben Laden s’est déroulée plus à l’est, dans les montagnes de l’Hindu Kuch. Il ne s’agit pas de prendre de façon réductrice le contre-pied des analyses qui soulignent qu’Al-Qaida n’a joué aucun rôle dans les événements récents qui ont secoué Tunis ou Le Caire. Dans ces capitales méditerranéennes, la jeunesse a exprimé des aspirations longtemps brimées par des régimes dictatoriaux; elle est descendue dans la rue au nom des droits de l’homme et de la démocratie. Il s’agit de rappeler cependant que l’Afghanistan et le Pakistan possèdent – malgré certains dysfonctionnements – des systèmes démocratiques. Il s’agit aussi de rappeler que l’importance démographique de ces deux pays est considérable. La population de l’Afghanistan est près de trois fois plus nombreuse que celle de la Tunisie et celle du Pakistan correspond environ au double de celle de l’Egypte, pourtant le poids lourd du monde arabe. Bref, le pays de l’Indus n’est pas le pays du Nil; les événements qui secouent les voisins arabes de l’Europe ne doivent pas forcément servir de piste pour analyser ce qui se passe dans d’autres terres de l’islam. La démocratie n’y exerce probablement pas le même attrait sur des populations lassées par la mauvaise gestion de leurs dirigeants, pourtant élus, et le manque de résultat des projets de développement portés par les organisations internationales.

Al-Qaida n’a jamais été un mouvement de masse, mais s’est appuyé sur la visibilité que quelques actes spectaculaires lui ont permis d’acquérir dans les médias globalisés. Ben Laden se positionnait comme critique des Etats-Unis, il diffusait son message de façon efficace en usant des outils les plus modernes de communication. Tenant un discours moralisateur quoique violent, il condamnait l’Occident non seulement pour son hégémonie politique mais aussi, voire surtout, pour sa volonté à exporter les valeurs supposées universelles de la démocratie et des droits de l’homme. La force d’Al-Qaida ne doit dès lors pas être évaluée par la seule capacité de mobilisation, qui a toujours été faible, ni même par la capacité opérationnelle, qui est indéniable, mais par la capacité à s’emparer du sentiment d’indignation de larges franges de la population musulmane mondiale. Par ses prises de position enflammées et son habileté à éluder toute capture, Ben Laden représentait une sorte de héros romantique qui se dressait contre un ennemi plus puissant que lui. Sans large base populaire au Moyen-Orient, recrutant souvent dans les milieux de migrants ou de convertis, Al-Qaida n’a toutefois pas été en mesure de monopoliser de façon durable l’imaginaire de la contestation.

Les talibans constituent un cas fort différent, au-delà des spécificités des groupes régionaux qui les composent. Leurs intérêts et ceux d’Al-Qaida ont pu converger, à un niveau tactique, mais ils n’ont jamais cherché à promouvoir le djihad international. Leur action s’est toujours d’abord déployée à un niveau national. Les points de contact avec l’organisation terroriste existent, surtout en ce qui concerne le réseau Haqqani basé au Waziristan, mais la nature même des deux mouvements est foncièrement distincte. Pour comprendre la surprenante longévité politique et militaire des talibans, il faut se pencher sur les changements de l’organisation sociale et des structures du pouvoir qui sont en cours des deux côtés de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Les effets conjugués de la guerre et de l’aide internationale, ainsi que les mouvements massifs de réfugiés fuyant la violence et de migrants allant travailler dans les pays de la péninsule Arabique ont provoqué de profondes transformations sociales, économiques et politiques. Les talibans sont issus des milieux tribaux pachtounes mais reflètent dans le même temps l’érosion des structures tribales. Leur ancrage social exprime la montée d’une nouvelle classe politique qui défie le pouvoir des chefs de village et des propriétaires terriens. Que ce soit dans la région de Kandahar, au Waziristan ou au nord de Peshawar, ces derniers ont souvent été la cible d’assassinats. Ne dit-on pas que l’une des premières mesures prise par Mullah Fazlullah, le leader des talibans dans la vallée pakistanaise du Swat, a été de créer un bureau des mariages d’amour. Il s’agissait par là d’offrir une alternative aux modes de reproduction de la société tribale, largement fondés sur des unions arrangées traduisant les alliances politiques entre familles.

Beaucoup d’analystes se demandent si les autorités pakistanaises connaissaient l’emplacement d’Oussama ben Laden et si elles ont été informées du raid américain. Ces questions sont mal posées. Il est plus que probable que Ben Laden bénéficiait du soutien de certains hauts responsables. Mais les centres de décision au Pakistan sont multiples; le gouvernement, l’armée ou les services de renseignement entretiennent souvent des relations ambiguës et leurs projets politiques divergent plus souvent qu’ils ne convergent. Accuser en bloc l’Etat pakistanais de complicité avec le leader d’Al-Qaida n’a dès lors guère de sens. Selon certaines rumeurs, Islamabad et Washington auraient d’ailleurs conclu un accord secret peu après les attentats du 11 septembre 2001. Le président Musharraf aurait autorisé les Etats-Unis à déclencher une action militaire dès qu’ils auraient localisé Ben Laden, tout en convenant à l’avance qu’il dénoncerait publiquement cette violation de la souveraineté nationale pour ménager la sensibilité de la population. Bref, il est peu probable que les relations entre les deux pays se détériorent durablement à cause des circonstances de la mort de Ben Laden.

La disparition de l’idéologue des attentats du 11 septembre 2001 pourrait même favoriser une solution politique au conflit afghan et à la crise dans laquelle s’enfonce le Pakistan. Considérant leur composition sociologique et leurs buts politiques différents, on peut penser que l’essoufflement d’Al-Qaida n’aura pas de répercussions directes sur la capacité d’action des talibans. Les valeurs pour lesquelles se battent ces derniers, des deux côtés de la frontière afghano-pakistanaise, nous sont peut-être étrangères, mais elles reflètent la sensibilité d’une partie des populations locales qui n’ont pas grand-chose en commun avec les manifestants de la place Tahrir. Toute initiative visant à apaiser la région doit en tenir compte. Au-delà du malaise que l’on peut ressentir face à un lauréat du Prix Nobel de la paix qui commandite une exécution extrajudiciaire, on peut espérer que la mort de Ben Laden va permettre au gouvernement américain de calmer son obsession sécuritaire et d’engager un véritable processus politique. Les talibans peuvent être défaits militairement, mais leur réelle force tient dans la profondeur des changements sociaux qu’ils incarnent. Il serait temps qu’on apprenne à dissocier l’insurrection nationale en Afghanistan de la guerre globale contre le terrorisme islamique et que l’on explore enfin la voie politique de la négociation.

 

Cet article a été publié dans Le Temps du 19 mai 2011.

 

Titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale, Alessandro Monsutti est professeur adjoint dans les départements d’anthropologie et sociologie du développement et d’histoire et politique internationales. Il est également directeur de recherche au Programme for the Study of Global Migration. Il est spécialiste, entre autres, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud (Afghanistan, Iran, Pakistan); des conflits armés et de la violence ; des immigrants, des réfugiés et des diasporas. Il donne un cours à l’Institut sur l’état et la société en Afghanistan.

 

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