En 1975, l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), un des deux ex-piliers de l’Institut d’aujourd’hui, lançait une série de livres aux Presses Universitaires de France qui allait installer Genève sur le devant de la pensée européenne. Ces livres, désormais en accès libre sur le site des publications numériques de l’Institut, reflétaient les recherches et les débats d’alors, et proposaient notamment une approche critique des phénomènes et des enjeux du développement. De nombreux acteurs, ainsi qu’une génération entière d’étudiants et d’intellectuels, ont été inspirés de près ou de loin par ces pensées, comme le rappelle ci-dessous le professeur honoraire de l’Institut Fabrizio Sabelli, qui a participé à la création et à la vie de cette collection dont le dernier livre est paru en 2004, après 37 volumes.
Pourquoi décider en 1975 de lancer une collection à l’IUED?
Pour être entré à l’ex-IUED en 1968 comme étudiant, après une licence en droit, mon sentiment était que cette institution ressemblait un peu trop à une école supérieure et pas assez à un institut universitaire. Il manquait notamment un espace de réflexion et un véhicule pour transporter les idées nouvelles. Comme c’est moi qui avais lancé cette idée, je suis allé voir le directeur de l’époque, M. Pierre Bungener, pour lui faire part de cette envie. Il faut dire qu’alors, nous commencions à remettre en cause les certitudes qui, déjà, alimentaient la pensée dominante et médiatique, pensée devenue rapidement celle des organisations internationales. Autrement dit, le lancement de cette collection avait moins pour objectif de faire connaître l’IUED que de stimuler le débat, très important à cette époque.
À quoi ressemblaient alors les grandes questions du développement et quels étaient les forces intellectuelles et les événements majeurs qui les alimentaient?
La pluralité des mondes, le titre du premier numéro, donnait l’idée de notre volonté d’aller vers une vision pré-globalisante. Pour resituer le contexte, au début des années 1970, la colonisation se terminait. Et une phase nouvelle s’ouvrait, fondée sur l’idée qu’on allait unifier, à travers l’économie et le développement, tous les peuples du monde. Or nous n’avons jamais cru à cette idée. Notre travail a donc consisté à remettre en question des pratiques et des pensées qui n’étaient, selon nous, rien d’autre que des programmes à visée géopolitique, destinés à remplacer la colonisation par une autre forme de domination, notamment par le biais de certains types de programmes de développement qui commençaient à se généraliser. Ce premier numéro a donc été le premier acte de contestation d’une vision qu’on appelait le néo-impérialisme car elle portait en elle les germes d’un impérialisme culturel. L’aspect génétique des Cahiers a donc été, dès le début, constitué d’un esprit de contestation des certitudes dominantes. Et on a cherché des angles pour alimenter la réflexion.
Produire des grilles d’analyse pour démasquer les réponses opaques et démystifier les discours, multiplier les regards et les pensées, mettre en relief les enjeux de pouvoir… tels étaient les grands objectifs de cette série. Avec du recul, y êtes vous arrivés?
Laissez-moi revenir sur le contexte de l’époque. L’ancien IUED était spécialisé dans l’étude de l’Afrique et il se distinguait par son soutien intellectuel aux mouvements de libération nationale. Notre préoccupation était de s’inscrire dans cette mouvance mais en s’appuyant sur une pensée qui aille au-delà du pur combat politique et de l’exercice militant. Le souci était d’apporter de la réflexion. Le tout premier article des Cahiers, écrit par Pierre Bungener, interrogeait la question de l’altérité et du respect de la différence des cultures, incluant le respect de l’ensemble des choix politiques pour les pays cherchant et leur chemin et la libération. Pour autant, nous avons été amenés à faire des distinctions pour analyser les différents types de lutte. Il y avait celles qu’on pouvait soutenir, celles qu’on pouvait faire connaître, et les autres. On choisissait plutôt celles qui respectaient les libertés. Ainsi, et à titre d’anecdote, je suis allé rendre visite à Amilcar Cabral pour les Cahiers, sur son terrain de guérilla, afin de mieux comprendre et de diffuser cette voix qui nous semblait juste.
Avec du recul, je pense qu’à l’époque il n’y avait pas d’équivalent et que nous avons fait œuvre de pionnier, en produisant un regard singulier. D’ailleurs, en les relisant, je me dis que les Cahiers se résument à une série d’ouvrages qui, plus qu’une ambition scientifique, visaient à soulever des questions et à stimuler le débat. Nous voulions lancer des cailloux et des provocations. Démasquer les pièges, ceux que le pouvoir dominant cachaient. C’était un peu comme une mission. Après tout, la pensée critique, loin de résoudre les problèmes, cherche à faire réfléchir les gens et à leur faire ouvrir les yeux.
Les Cahiers étaient plus qu’une collection de livres et une exploration de la pensée critique; c’était aussi une aventure humaine, avec des rires, des engueulades et de la bonne humeur. Le travail se faisait comme au temps des copistes, en équipe et en prenant le temps de bien faire les choses. Un commentaire?
Cette présentation est parfaitement juste en cela qu’elle reflète l’esprit dans lequel nous avons commencé cette aventure. Pour donner un exemple, le premier cahier a été imprimé en Italie, à Rome, dans une imprimerie du Parti communiste Italien. Je suis parti avec ma valise, sachant que nous n’avions pas d’argent pour lancer une collection. C’était très artisanal. Mais rapidement, après les premiers numéros, nous avons ressenti le besoin de confronter nos idées et d’en trouver de semblables, en France notamment, à même de justifier la ligne que nous adoptions. Il était nécessaire d’explorer la validité de nos hypothèses, notamment celle qui mettait en avant l’idée d’un développement qui ne soit pas uniquement une nouvelle conquête de territoires et qui passe par des moyens autres que militaires et économiques. Cela signifiait encourager l’autonomie des pays afin qu’ils puissent choisir leur propre voie de développement. Je parle là d’une époque qui précédait la grande révolution de la fin des années 1970, lancée par Thatcher et Reagan, qui allait imposer un monde, disons, globalisé et néolibéral. À cette époque, la possibilité d’ouvrir des débats sur le principe même de l’option de développement existait encore. Certaines options reposaient largement sur des inspirations tiers-mondistes – car oui, nous étions tiers-mondistes. Et la série l’était d’une certaine manière aussi, notamment parce que ce mot portait en lui l’espoir d’un quelque chose de nouveau qui allait se produire dans le monde, importé d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine. Si ce mot est aujourd’hui très critiqué, il a représenté un courant fort de la réflexion d’une époque, même si beaucoup d’intellectuels la renient aujourd’hui.
Si les titres étaient très fleuris (La pensée métisse, Le savoir et le faire, Terrains vagues et terres promises, De l’empreinte à l’emprise…), avec une attention particulière à la qualité de l’écriture, pensez-vous que ce que l’on peut appeler la pensée critique de l’IUED a eu un impact concret sur les politiques de développement?
Non, absolument pas. Outre le fait que la collection n’a pas été un succès de librairie, sa lecture s’est cantonnée aux cercles d’intellectuels qui aimaient être stimulés par la pensée critique. Pour autant, j’ai découvert que nous étions beaucoup lus en France et en Belgique. J’ai aussi découvert que mon nom était plus connu à travers cette revue que par mes propres publications.
Pour revenir à la question, il est difficile d’observer une relation de cause à effet entre la parution d’une revue et une application concrète dans l’action et sur le terrain. S’il y a eu influence sur la Coopération technique suisse, une institution qui soutenait l’IUED, c’est au travers des projets que nous gérions pour elle. De la même manière qu’aucun impact non plus n’a été observé sur le monde militant et tiers-mondiste de l’époque. En revanche, nous avons entamé une série de contacts et de travaux avec des professeurs, chercheurs et enseignants de l’Université de Genève, notamment de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Nous avons travaillé sur le concept d’épistémologie des relations interculturelles, une expression que j’ai moi-même proposée à Jean Piaget, qui trouvait cela un peu bizarre. On a ouvert ensemble un séminaire de travail entre la faculté et certains membres de l’IUED afin de débattre de l’aspect scientifique de notre approche. Est-ce que le fait de poser la question de la pluralité des mondes ne revenait pas à douter de la pertinence même de la pensée de Piaget sur l’universalité du développement de la psyché humaine? Cela a été un débat très intéressant et utile.
La vie intellectuelle de l’IUED, surtout sous la direction de Pierre Bungener puis de Roy Preiswerk, reposait en grande partie sur les Cahiers, qui eux-mêmes reflétaient les débats d’alors, en Suisse mais aussi ailleurs. Les contributions d’auteurs de renom témoignent de cette ouverture, en autres Emanuel de Kadt, Jack Goody, Henri Lefèbvre, Bernard Delfendahl, Armand Mattelart, François Partant, Bruno Latour, Isac Chiva, Susan George, Jean-Pierre Olivier de Sardan, Mahaman Tidjani Alou, Michaël Singleton, George Corm, Jacques Attali, Serge Latouche, Ignacy Sachs, ou encore Jacques Sapir.
Notre volonté était de capter la sensibilité des lecteurs, comme le langage poétique est susceptible de le faire. C’est pourquoi nous faisions un gros travail sur les titres – merci à Marie-Dominique Perrot –, qui étaient souvent des aphorismes ou des métaphores. Le titre Écologie contre nature m’a valu une invitation à Paris pour discuter avec des écologistes qui ne supportaient pas l’idée d’une critique de l’écologie. Nous avons été parmi les premiers à dénoncer les compromis qui ont débouché sur l’absurdité du congrès de Rio en 1992 et l’avènement du développement durable, qui est un monstre théorique.
On peut regretter que personne n’ait été capable de rédiger une vision synthétique de tous nos travaux, permettant d’animer un vrai débat avec les principales institutions européennes. Les Cahiers auront permis, en tout cas, de montrer que l’IUED n’a pas été qu’une petite école pour cadres africains.
Avez-vous un souvenir particulier en lien avec un volume ou un auteur, qu’il s’agisse de l’impact du texte ou bien de sa réalisation?
Un moment croustillant a été quand trois membres de l’équipe ont proposé un sujet qui a été refusé. Il y a eu la censure, comme on peut le voir dans l’Église. Il s’agissait de Dominique Perrot, Gilbert Rist et moi-même, qui sommes devenus du jour au lendemain des excommuniés. Il faut dire que nous proposions un livre qui remettait en cause le concept même de développement. C’était juste après la chute du mur de Berlin, mais avant que la globalisation devienne à la fois une réalité et une grille de lecture du monde. Cela aurait été un livre prémonitoire puisque près de trois décennies après, nous en sommes là, à la fin de l’idée du développement. Nous avions anticipé cet avènement. À partir de ce refus éditorial, j’ai pris mes distances, un peu triste de m’éloigner de ces livres. Le conflit interne s’est terminé avec la naissance des Nouveaux Cahiers, sous la houlette de Yvonne Preiswerk et Jacques Vallet. Cela a été une nouvelle manière de faire, de concevoir le débat.
La pensée sur le développement continue-t-elle de s’enrichir, ou bien avons-nous affaire à une revisitation récurrente des grands concepts et des idées?
Le mot développement est-il un concept? J’en doute. Si c’est une notion qui a aidé à la réflexion, elle n’a plus de sens de nos jours, et ce depuis le début des années 2000. Ce terme a fini d’exister en tant qu’outil d’analyse. Plus personne, ou presque, ne réfléchit encore sur ce terme et sa signification. Et ce n’est pas grave. Lorsqu’une catégorie cognitive épuise son efficacité en tant qu’outil pour penser le monde, il faut l’abandonner. Cependant, ce mot continue d’être utilisé d’une autre manière aujourd’hui. Recyclé, il qualifie l’idée de croissance qualitativement définie. Quand j’ai relu certains textes, c’est incroyable comme nous avions anticipé des problématiques d’aujourd’hui. La question de l’environnement, nous l’avions soulevée au début des années 1970. Je me souviens d’un groupe de scientifiques (géographes, physiciens, etc.) avec qui nous collaborions, il s’appelait le Groupe 2002. De la même manière, le concept d’épistémologie des relations interculturelles est d’une extrême modernité. On le voit aujourd’hui dans le débat Israël-Palestine ou Chine-Tibet, ou à chaque fois que des minorités, ou des anciens pays colonisés, essaient de revendiquer une identité perdue au milieu d’une globalisation génératrice d’amnésie.
Le 37e numéro, publié en 2004, a été le dernier. Vous n’aviez plus rien à dire sur le développement? Ou plutôt tout avait été dit?
Peut-être. Pour ma part, à cette date, j’avais quitté l’équipe. Mais je continue de faire ce travail de fantassin nostalgique luttant pour des causes impossibles car c’est ce que j’aime et aussi car c’est la vocation de l’intellectuel. J’ai fait ma thèse de doctorat avec Pierre Bourdieu, qui était mon ami et mon maître. Nous avions beaucoup de complicité. Il m’a appris que le rôle de quelqu’un qui est payé pour penser, c’est de penser bien et juste, et donc de manière provocante, afin que la pensée puisse continuer à s’alimenter de doutes, plutôt que de certitudes. Les Cahiers, c’était cela. Et c’était évidemment une autre époque.
J’en profite pour ajouter que nous avons eu la chance de travailler dans une institution – l’IUED – qui nous laissait libres de publier ce qui nous paraissait nécessaire. Sans compter que nous avions du temps pour imaginer de nouveaux thèmes. Nous étions très loin de l’esprit publish or perish et des préoccupations liées au rang A, B ou C des revues, et si une éthique nous animait, c’était bien celle de la conviction. L'aventure des Cahiers doit beaucoup à ce contexte de liberté, sans lequel le développement de la pensée critique n’aurait pu se faire.
Si vous deviez en faire un 38e, aujourd’hui, quel en serait le thème?
En tant qu’anthropologue, je réfléchirais sur la fin de l’éthique globalitaire. C’est évidemment un néologisme. La globalisation a produit une éthique morale dominante, c’est-à-dire un ensemble de valeurs auxquelles il faut croire absolument comme si c’était un dogme religieux. À la lumière de ce qui se passe aux États-Unis et en Europe, une de mes préoccupations est de voir comment, à un moment donné de l’histoire, la perception des gens est en avance sur les catégorisations produites par les intellectuels. Est-ce que les peuples sentent mieux l’histoire en marche que ceux qui sont payés et formés pour la penser et la décrire? Sans doute. Peut-être car les gens victimes d’injustice ressentent mieux les enjeux des réalités sociales. Mais cette traduction est tellement compliquée à faire que personne ne s’y emploie. Si j’avais vingt ans de moins, je ferais un Nouveau Cahier où j’aborderais la crise de la vision de la globalisation et, bien sûr, l’alternative qui se profile à l’horizon à travers des signaux à lire et à interpréter. Car si le mot globalisation a remplacé le mot développement, il faut, à l’image de ce que doit faire le vrai intellectuel, offrir une réflexion abstraite sur ce monde et qualifier les processus de changement identifiés qui le caractérisent. Car il manque une boussole, une boîte à outils avec des concepts nouveaux, un jeu de clés permettant de lire le monde en lui donnant du sens. Aujourd’hui, nous sommes perdus car on ne réfléchit plus assez. On en a perdu l’habitude. Les étudiants ne sont plus des étudiants, mais des personnes en formation. Une chose est de faire étudier, une autre est de former. La formation est un concept qui dit: «Tu dois penser comme moi.» L’esprit critique est incompatible avec la formation.