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24 January 2022

De l'anti-antiracisme

En 2021, l’antiracisme a vu apparaître l’étrangeté de l’anti-antiracisme, écrit Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, professeur d'histoire et politique internationales et directeur de la Formation continue.
 

 

Au lendemain du meurtre du citoyen américain George Floyd par le policier de Minneapolis, Derek Chauvin, en mai 2020, le mouvement Black Lives Matter – initié en 2013 dans le contexte de l’assassinat, à Miami, de l’adolescent Trayvon Martin et d’autres épisodes similaires récurrents à l’égard de jeunes AfroAméricains – avait redoublé d’ampleur. Une vague internationale d’indignation avait abouti à la mise en exergue de la question du racisme. A travers le monde, les manifestations spontanées – à Genève, 10 000 personnes avaient marché le 10 juin 2020 – et les initiatives diverses s’étaient multipliées, notamment parmi les jeunes.

Si ces efforts se poursuivent largement et si, au sein de nombreuses administrations et professions, une épiphanie a eu lieu ouvrant les yeux de beaucoup qui avaient naïvement cru le problème du racisme «réglé» de longue date, ou qui peinaient à percevoir les discriminations ambiantes persistantes, en 2021, l’antiracisme a vu naître l’anti-antiracisme.

De façon insidieuse, une contre-vague d’impatience teintée d’irritation à l’égard des antiracistes est venue offrir un récit d’«excès» de la part de celles et ceux pointant les injustices profondes issues de la continuité de la discrimination raciale. Sur le mode «tout fout le camp» et un accent de fétichisation du passé, l’on a vu un commentaire apparaître mezza-voce en réaction à la visibilité soudainement accrue des campagnes antiracistes. Arguant du fait que «trop en est fait», que «le problème n’est pas si grave» ou que d’autres groupes que les victimes du racisme souffrent également (p. ex.: «All Lives Matter» ou «White Lives Matter»), cet argument s’est décliné sur plusieurs fronts.

Le push-back a d’abord pris la forme de la minimisation du problème, opposant celui-ci à l’urgence d’autres questions sociales, notamment la situation économique et la crise du Covid-19. Cela s’est ensuite accompagné d’une critique des formes de mobilisation woke de la cancel culture, aboutissant à une indexation du militantisme lui-même – travail social tout d’un coup affublé de connotation négative. Le rejet s’est enfin exprimé à travers des accusations de révisionnisme tendant à transformer la société, dans son passé et son présent.

Partant, le débat complexe sur les vestiges du racisme et du colonialisme dans l’espace public a été majoritairement placé par de nombreux médias dans le canevas «ils veulent tout déboulonner» construisant ainsi une fausse opposition entre histoires factuellement problématiques et options d’organisation démocratique de l’espace public. Une autre technique a été de présenter un pan du renouveau de l’antiracisme, notamment dans le monde académique, comme une «mode» importée des Etats-Unis. Ainsi, le président français, Emmanuel Macron, avait accusé le monde universitaire d’«ethnicisation de la question sociale» générant l’ire de nombreux intellectuels.

Si les Etats-Unis n’ont à l’évidence toujours pas réglé leur question raciale, l’Europe aux larges pans aujourd’hui encore antisémites et islamophobes, rejetant les migrants et criminalisant les Roms, n’a rien à envier aux dystrophies systémiques outre-Atlantique. A l’évidence, comme toute forme de mobilisation, les mouvements antiracistes ne sont pas exempts de potentiel dogmatisme ou d’idéologisation aliénante, mais la question n’est pas là. L’anti-antiracisme est, en réalité, une forme de parade mise au jour qui ne dit pas son nom et qui s’illustre par la défense d’acquis problématiques. Toute «annulation» (cancelling) est détestable en démocratie, mais l’effacement de privilèges indus et dépossessifs ancrés dans les discriminations de race comme de genre, de classe ou de religion est une avancée civique et non pas une forme d’envie sociale.

Cette philosophie de contre-attaque procède plus problématiquement d’un espace duquel certains se penseraient autorisés à autoriser d’autres à manifester leur critique; qu’un seuil de tolérance de la lutte contre le racisme existerait ou que beaucoup aurait déjà été fait pour la «diversité» – autant d’artifices d’une logique d’attribution de strapontins. Ne pas comprendre que les salles de rédaction, comme les universités, de même que les entreprises et le monde des arts ou celui du sport demeurent traversés par les dynamiques, tantôt visibles tantôt masquées, et toujours dépossessives du racisme, c’est faire preuve de cécité sociale. Le racisme est un problème historique qui affecte l’ensemble des sociétés de ce monde. La lutte contre ses manifestations plurielles et réinventées demeure un travail de longue haleine.

Cet article a été publié dans Le Temps le 19 janvier 2022.