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22 February 2022

La «finlandisation» de l’Ukraine est irréaliste

La notion de neutralité conditionnée née de la relation particulière entre la Finlande et l’URSS au moment de la guerre froide est très débattue ces jours dans les médias et chancelleries. Mais pourrait-elle s’appliquer à l’Ukraine? Professeur d’histoire et politique internationales, Jussi Hanhimäki, apporte sa réponse. 

Comment résoudre la grave crise entre Russie et Occidentaux au sujet de l’Ukraine? Certains estiment qu’une réelle mise en œuvre des accords de Minsk serait une solution. D’autres en revanche pensent que l’Ukraine devrait être neutre. Dans le débat, une notion est fortement débattue depuis quelques semaines, celle de la «finlandisation» du pays. Est-ce une option crédible? Permettrait-elle de ménager les intérêts sécuritaires de la Russie d’un côté et la souveraineté de Kiev de l’autre? Jussi Hanhimäki est professeur d’histoire et de politique internationales à l’IHEID. Mais il est aussi Finlandais. Il explique les tenants et les aboutissants du concept de «finlandisation» et de sa pertinence ou non pour le futur de l’Ukraine.

Le Temps: D’où vient la notion de «finlandisation»?

Jussi Hanhimäki: Tout a commencé en 1948 avec un traité sur la sécurité conclu entre la Finlande et l’URSS qui fut en vigueur jusqu’à l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. Il prévoyait que la Finlande ne conclût aucune alliance, aucun accord dirigé contre l’URSS. Et en cas de menace contre cette dernière, la Finlande devait mettre à disposition son territoire. Durant la guerre froide et en vertu de ce traité, la Finlande a néanmoins réussi à maintenir une forme de démocratie, même si elle était conditionnelle et tributaire des réalités géopolitiques de l’époque.

En tant qu’historien finlandais, en quoi une «finlandisation» de l’Ukraine serait-elle pertinente?

La «finlandisation» est une théorie qui est, à mon avis, applicable uniquement à la Finlande dans le cadre de la guerre froide. La position de la Finlande à l’époque n’a rien à voir avec celle de l’Ukraine aujourd’hui. Mais il faut le reconnaître, le concept est très utilisé ces jours-ci. Henry Kissinger lui-même s’y est référé à plusieurs reprises, notamment en 2014 après l’annexion de la Crimée.

En quoi la situation est-elle différente?

Commençons par les similitudes. Jusqu’en 1918, la Finlande faisait partie de l’empire russe comme l’Ukraine a fait partie de l’Union soviétique jusqu’en 1991. La grande différence est géopolitique. La Finlande, même si certains citoyens refusent de le voir, a réussi à maintenir sa démocratie car elle ne comptait pas beaucoup dans la réflexion de politique étrangère de l’URSS, car elle n’avait pas pour voisins des pays qui pouvaient être perçus comme des menaces pour l’empire russe, puis pour l’URSS. Les Finlandais continuent de penser que leur politique étrangère fut fructueuse. Le pays a survécu, a conservé sa stabilité, est peut-être le plus heureux du monde. Mais cela pourrait changer. Au cours des derniers mois est apparu en Finlande un mouvement qui pourrait plaider pour une adhésion à l’OTAN.

Au sujet de l’Ukraine, c’est plus compliqué. On a beaucoup parlé de la sphère d’influence russe. Mais les Ukrainiens refusent d’en faire partie. Ils veulent décider par eux-mêmes. Et en termes de souveraineté, c’est difficile. Il y a une zone à l’est, le Donbass, qui est contestée par la Russie. Il y a la question de la Crimée annexée en 2014. De plus, imposer à Kiev une politique neutre dans un tel contexte aurait peu de chance d’aboutir. Cela aurait pour conséquence d’empêcher que le pays n’adhère un jour à l’UE ou à l’OTAN, qu’il doive avoir un certain code de conduite vis-à-vis de Moscou.

Voyez-vous une autre différence?

A l’époque, la Finlande n’était pas poussée par les Etats-Unis à adhérer à l’OTAN ou à résister à l’URSS. Il n’y avait pas non plus de politique dans ce sens à l’Alliance atlantique. A l’Ouest, on savait que les Finlandais étaient plus proches de l’Occident, mais ils pouvaient être très utiles comme médiateurs dans le contexte de la Détente pour engager des négociations avec l’URSS.

Et la neutralité de l’Ukraine?

D’un point de vue technique, l’Ukraine est neutre. Elle n’appartient à aucune alliance. Mais ce statut n’a rien résolu. Tout dépend de la manière dont on définit la neutralité. Mais je crois que ce statut, s’il était inscrit dans la Constitution, serait une pilule amère difficile à avaler pour les Ukrainiens. Une Ukraine neutre paraît très irréaliste à ce jour, surtout si l’on considère qu’il y a plus de 100 000 soldats russes à la frontière du pays.

Pour imaginer ce que pourrait être un processus de «finlandisation» de l’Ukraine, quelle fut l’influence soviétique sur la politique finlandaise?

Ce fut rapidement un problème peu après 1948. Il y a eu plusieurs occasions où l’URSS a exercé une vraie pression sur Helsinki pour s’assurer que le pays n’allait pas agir contre les intérêts soviétiques. Le pays a traversé une vraie crise en 1958 au sujet de la formation d’un nouveau gouvernement. Il y a eu un veto soviétique contre la participation du Parti conservateur de Finlande. En 1962, pour l’élection présidentielle, une coalition s’était formée contre le président en place Urho Kekkonen. L’URSS exercera des pressions pour la démanteler. Ce fut perçu comme une claire interférence dans le processus électoral pour favoriser le président en place. Kekkonnen utilisa cette situation à son avantage et resta au pouvoir jusqu’en 1981. Il avait une bonne relation avec l’URSS et voulut se présenter comme celui qui allait garantir qu’il n’y aurait pas d’interférence soviétique à l’avenir. De fait, les intérêts finlandais et soviétiques ont d’une certaine manière coïncidé à ce moment et les Finlandais ont accepté la situation. Plus tard, Kekkonen et l’establishment de politique étrangère ont voulu nettoyer la souillure de l’interférence russe après d’intenses débats dans les années 1970. La démarche a eu un succès mitigé.

La Finlande a ensuite joué un rôle de médiatrice…

En effet, les accords d’Helsinki de 1975 en sont une illustration. La Finlande a joué le rôle de médiatrice entre les Soviétiques et les Américains. C’était aussi une volonté de montrer qu'elle n’était pas un satellite de l’URSS et qu’elle pouvait jouer un rôle constructif dans la guerre froide.

Quelques exemples montrent néanmoins que la Finlande n’avait pas la liberté d’agir comme elle l’entendait. Elle n’a pas réagi à l’écrasement soviétique à Budapest en 1956 et à Prague en 1968. «L’Archipel du Goulag» de Soljenitsyne ne put être publié en 1974…

C’est le côté sombre de la «finlandisation». Le premier ministre actuel l’a dit sur CNN mardi. Cette période fut une tache dans l’histoire de la Finlande. Il y avait à l’époque une crainte permanente d’intervention soviétique, mais aussi de l’autocensure. Il était difficile de critiquer publiquement l’URSS, sa politique et ses goulags. A l’époque de Budapest, la Finlande venait d’adhérer à l’ONU. Elle a voulu s’abstenir de commenter l’événement. C’est la compréhension qu’elle avait de sa neutralité: ne pas prendre une position même face à des actes répréhensibles. C’était très différent des Suédois qui étaient aussi neutres, mais qui ne se sont pas privés de critiquer les Américains pour le Vietnam ou les Soviétiques pour l’Afghanistan.

En tant qu’historien jugez-vous pertinent cette volonté d’appliquer le modèle de «finlandisation» à l’Ukraine?

En histoire, il y a toujours beaucoup d’analogies. Certains ont parlé de Munich pour décrire la manière dont l’Occident serait prêt à abandonner l’Ukraine comme il avait abandonné les Sudètes à Hitler en 1938. D’autres parlent d’un nouveau Yalta pour déterminer les sphères d’influence. Ces références sont peut-être utiles, mais faire des analogies avec une situation qui émergea voici cinquante ans est risqué. Je suis content qu’on recoure à l’histoire, mais en l’occurrence, c’est une lecture très sélective de l’histoire qui est instrumentalisée et qui ne résiste pas à une analyse plus sérieuse.

Cet entretien réalisé par Stéphane Bussard a été publié dans Le Temps le 19 février 2022.