news
Globe, the Geneva Graduate Institute Review
28 March 2022

Le regard de Méduse

Éditorial

L’Institut condamne fermement l’invasion de l’Ukraine en violation complète des règles de droit international. Nous pensons avec tristesse et solidarité aux femmes, aux hommes et aux enfants qui ont vu en quelques heures leur vie basculer et leur avenir s’obscurcir. Nous admirons le courage des Ukrainiennes et des Ukrainiens et partageons la souffrance des familles qui ont perdu des proches depuis le 24 février. Nous sommes particulièrement attentifs à notre communauté, demeurant en contact avec nos étudiant·e·s et nos alumni et alumnae et à leur disposition. 

Le 24 février 2022 à l’aube, nous nous sommes réveillés médusés. Le regard de Méduse pétrifie au sens propre – il transforme celles et ceux qui le croisent en statues de pierre. Ce matin-là, nous étions comme paralysés. Comment faire sens de cette tragédie qui s’impose ? Comment penser l’impensable – une autre guerre en Europe ? Comment agir, que faire, que dire ? 

Le premier acte de cette tragédie nous a fait envisager une histoire simple. Un dictateur plein de haines et de ressentiments accumulés, persuadé de la faiblesse structurelle des démocraties occidentales et du régime multilatéral qui incarne leurs valeurs, convaincu d’avoir derrière lui tout son peuple, s’engage dans une guerre de conquête, qu’il qualifie de « reconquête » et qu’il imagine courte et victorieuse. Cette première étape pourrait être un test lui permettant, le cas échéant, d’aller plus loin tout en ouvrant potentiellement une autre boîte de Pandore quelque part en mer de Chine. Dans ce premier acte, nous sommes face à un dilemme. Si nous ne faisons rien, c’en est fini de la légitimité des démocraties et du système multilatéral du siècle américain. Nous entrons pour de bon dans une nouvelle ère, où le triomphe des nationalismes autoritaires combiné à la puissance de manipulation que permettent les technologies digitales nous fait anticiper des années, voire des décennies de violences, de conflits et de guerres cybernétiques et territoriales profondément destructrices. Mais si, au contraire, nous agissons militairement, le risque est celui d’une escalade immédiate et par effet de domino vers la matérialisation de l’impossible, la troisième guerre mondiale. Nous sommes donc médusés, comme pétrifiés entre Charybde et Scylla…

Assez vite, pourtant, le deuxième acte s’enclenche. C’est l’étonnante résistance des Ukrainiens, en dépit d’une force de frappe russe bien supérieure, qui nous met la puce à l’oreille. Cela ferait en fait déjà plusieurs années que l’OTAN et la coalition occidentale préparent ce scénario, y compris sur place et militairement – bien qu’indirectement et discrètement. L’OTAN, de fait, était déjà en Ukraine… Et tout aussi soudainement, dans ce deuxième acte, l’Union européenne devient enfin ce qu’elle aurait dû être depuis longtemps – un acteur fort, crédible, clair, mobilisé et qui prend d’une seule voix des décisions fermes mais réfléchies. Serait-il possible que Vladimir Poutine ait fait une telle erreur de jugement ? Serait-il possible que cette intervention militaire illégitime et cette violence d’État agissent comme l’étincelle mobilisatrice que nous n’attendions plus ? Celle dont nous avons tant besoin pour re-légitimer le droit international et pour réaffirmer les valeurs de démocratie et de liberté malmenées depuis trop longtemps. Serait-il possible qu’un double effet collatéral soit un régime affaibli en Russie d’une part et, d’autre part, la mise en cause de celles et ceux qui sur les scènes nationales de nos démocraties ont trop longtemps soutenu Poutine et les régimes autoritaires dans leur violence et leur hubris ? Bien sûr, ce deuxième acte peut déraper vers une guerre qui s’éternise et qui s’enlise. Les évolutions de ces dernières heures auraient tendance à le suggérer. Les conséquences seraient alors dévastatrices pour les peuples – pour le peuple ukrainien d’abord, mais aussi pour le peuple russe et ensuite bien au-delà.

Poutine remportera sans doute des victoires militaires mais l’idée qu’il aurait déjà perdu la guerre fait son chemin. La puissance de la mobilisation collective en cours, y compris en Russie, rend improbable au bout du compte le succès du projet initial – une annexion de l’Ukraine. Mais Poutine a probablement aussi perdu la guerre dans un sens plus symbolique : sa tentative d’imposer de nouveau la guerre comme outil légitime des relations internationales est déjà un échec. Le vote de l’Assemblée générale des Nations Unies le montre clairement ; le 2 mars, 141 pays ont exigé le retrait des forces russes d’Ukraine, 35 s’abstenant. Ce vote peut être vu comme une réaffirmation collective de l’interdiction du recours à la force et à la guerre qui structure les relations internationales depuis la création des Nations Unies en 1945. La guerre est toujours une défaite – une défaite pour l’humanité ! 

Par la ruse, Persée finit par trancher la tête de Méduse. Et du sang de Méduse naît Pégase, le cheval ailé libre et indomptable qui permet à son cavalier, Bellérophon, de terrasser la Chimère. Cependant, l’histoire nous a appris que la Chimère peut revivre, nourrie par les cendres de l’humiliation et l’incohérence des doubles standards. Une victoire durable ne peut être qu’inclusive et partagée ; elle doit garantir au peuple ukrainien comme au peuple russe un avenir d’intégrité et de sécurité. Plus généralement, elle doit mettre en œuvre, pour de bon et sans double standard dorénavant, le principe international du non-recours à la guerre. 


Cet article a été publié dans Globe #29, la Revue de l'Institut.