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24 November 2016

Livre: «Les fondamentalistes de l’identité» par Jean-François Bayart


La question identitaire s’est substituée à la question sociale et politique. L’islam s’est mué en nouvel ennemi de l’intérieur, en remplacement du communisme défunt. En France, l’idée laïque s’est transformée en idéologie laïciste et en religion nationale, mettant l’islam sous contrôle politique. Ces idées fortes constituent le cœur du dernier livre de Jean-François Bayart, Les fondamentalistes de l’identité: laïcisme versus djihadisme, paru chez Karthala. Précisions avec l’auteur, spécialiste de sociologie historique et comparée du politique et professeur d’anthropologie et sociologie du développement à l’Institut, où il est titulaire de la chaire Yves Oltramare Religion et politique dans le monde contemporain.

Comment en sommes-nous arrivés, au cours des dernières décennies, à ce que le fait identitaire – cette nouvelle obsession – supplante les questions sociales et politiques, en France mais aussi dans le monde? Est-ce lié à une ouverture culturaliste trop poussée? Ou faut-il y voir un effet collatéral de la mondialisation?

En réalité, depuis deux siècles, expansion du capitalisme et universalisation de l’État-nation sont allées de pair, contrairement à ce qu’affirment la plupart des théoriciens des relations internationales. Et le résultat de cette synergie paradoxale est la politique identitaire: sous la forme de la prohibition de l’immigration; sous celle du nationalisme, et de la définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté dans les États qui succèdent aux empires; sous celle encore des «petites patries», comme l’on disait dans la France de la Troisième République, celle des terroirs ou des régions; sous celle, enfin, de l’explication culturaliste du monde, qui, contre toute évidence factuelle, prétend expliquer le devenir des sociétés par le poids surdéterminant de «cultures», de «civilisations» définies de manière anhistorique. Donald Trump est emblématique de cette triangulation entre globalisation capitaliste, nationalisme et culturalisme que j’ai choisi de qualifier de «national-libérale», dans la continuité de travaux antérieurs.

La laïcité est une belle idée en apparence. Pourtant, vous parlez d’idéologie, voire de religion d’État en France. Pouvez-vous préciser?

L’idée laïque telle que l’ont défendue les législateurs de 1905 est libérale et pragmatique. Elle entend garantir la liberté religieuse, la liberté de conscience grâce à la neutralité de l’État, et sans rechigner sur les accommodements nécessaires à la paix publique. C’est celle que continue d’incarner l’Observatoire de la laïcité, organisme dépendant du Premier ministre, et à laquelle est fidèle le Conseil d’État dans son dernier arrêt, tout en nuances, sur l’installation de crèches de Noël dans l’espace public et les bâtiments officiels. Mais dont ne se satisfont plus des hommes politiques comme Manuel Valls, Premier ministre, qui n’a pas hésité à polémiquer avec l’Observatoire de la laïcité au début de l’année, ou Nicolas Sarkozy, ancien président de la République. Ceux-ci ne cessent de rappeler les racines «judéo-chrétiennes» (sic) de la France et transforment la laïcité en une arme idéologique de contrôle, voire de disqualification de l’islam. L’idée laïque fait place à une nouvelle religion nationale, avec son orthodoxie et son orthopraxie vestimentaire ou alimentaire: du porc tu mangeras, du vin tu boiras, et le voile tu ne porteras pas. Au risque de la communautarisation et de la discrimination des musulmans.

Vous ajoutez que les «djihadistes et laïcistes sont devenus des ennemis complémentaires, se renforçant mutuellement de leur haine réciproque». Pourtant, Gilles Kepel considère que les élites (notamment de gauche) minimisent le péril djihadiste en France.

Gilles Kepel est un grand connaisseur de l’islam et des sociétés musulmanes. Mais il commet une erreur de méthode du point de vue des sciences sociales: la surinterprétation religieuse, que dénonce l’historien de l’Antiquité Paul Veyne. Les croyants ne conforment pas leurs pratiques effectives aux textes sacrés, ils les légitiment ex post par les passages de ces derniers qui le permettent. En essentialisant le salafisme armé, je crains que cet éminent collègue ne devienne l’intellectuel organique de la nouvelle religion nationale. Et à crier au feu on prend le risque d’attirer les pyromanes. Je suis plus sensible à la thèse d’Olivier Roy qui parle d’«islamisation de la radicalité», plutôt que de «radicalisation de l’islam». D’autant plus qu’Olivier Roy, contrairement à ce qu’on lui reproche, reconnaît l’irréductibilité de la dimension religieuse du djihad. Sauf que celle-ci n’est pas la cause première de la violence, ainsi que l’atteste l’itinéraire des djihadistes occidentaux. Je propose de regarder plutôt en direction de la déshérence sociale qu’a engendrée le néolibéralisme depuis trente-cinq ans, et de l’aporie national-libérale.

Le débat sur ces questions passe par la télévision et les médias. Y aurait-il une cause structurelle (liée à la dictature de l’instantanéité et au besoin de surenchérir pour exister) à l’appauvrissement des débats?

Oui, les médias ont une responsabilité écrasante dans l’appauvrissement du débat, à quelques exceptions près. En France, ils ont promu des «téléidentitaristes» dont l’ignorance n’a d’égale que la malveillance. Ils n’ont rien fait pour éduquer leurs lecteurs ou leurs auditeurs et téléspectateurs sur les réalités de l’islam et des sociétés musulmanes. Ils ont été la chambre d’écho des femmes et hommes politiques qui plaident en faveur d’une définition ethnoconfessionnelle de la citoyenneté, au détriment des citoyens d’obédience religieuse musulmane, et de politiques publiques antimigratoires.

Où se situent les solutions pour désamorcer cette crispation, pour ne pas dire ce rapport de force? Dans la victoire de l’un sur l’autre?

Certes pas par une victoire de l’un sur l’autre, mais par une victoire de l’intelligence, et du bon sens, sur la bêtise identitaire. «Nuire à la bêtise», c’est une tâche toute nietzschéenne, à laquelle mon opuscule apporte une petite brique, dans la continuité de L’illusion identitaire (Fayard, 1996) que Genève avait honorée de son prix Jean-Jacques Rousseau.

Pour trouver le livre >

Illustration: extrait de la couverture de L’illusion identitaire, de Jean-François Bayart (Paris: Fayard, 1996).