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09 December 2025

Ouverture de la Maison des Mémoires d’Annemasse : un lieu d’histoire, de transmission et de conscience

Laurent Neury, directeur exécutif des études et conseiller académique, présente ce nouveau projet muséographique auquel il a contribué en qualité de membre du comité scientifique.

L’ouverture récente de la Maison des Mémoires d’Annemasse, installée dans l’ancienne prison du Pax (21, avenue de la Gare), constitue une étape essentielle dans la mise en valeur du patrimoine mémoriel de la Seconde Guerre mondiale en Haute-Savoie. Ce projet muséographique, auquel j’ai eu l’honneur de contribuer en tant que membre du comité scientifique, s’inscrit dans un mouvement plus large de patrimonialisation des lieux d’internement, de résistance et de persécution. Il vise à rendre intelligible, pour les générations présentes et futures, l’expérience historique, morale et humaine de la guerre dans un espace frontalier longtemps demeuré en marge des récits nationaux.

Un lieu hautement symbolique

Occupé par les autorités allemandes du 8 septembre 1943 au 18 août 1944, l’Hôtel Pax fut transformé en prison, en centre d’interrogatoire et en lieu de torture. Situé à proximité immédiate de la gare, le bâtiment fut réquisitionné pour abriter à la fois le siège du Sicherheitsdienst (souvent désigné comme la Gestapo) et un centre de détention pour résistants, passeurs et personnes juives arrêtées dans le Genevois français. La terreur s’y exerça avec méthode : rafles, dénonciations, arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires et déportations s’y succédèrent avec une rigueur administrative glaçante.

Point de départ du projet, le registre d’écrou de la prison du Pax, document d’une valeur historique exceptionnelle, recense 736 personnes incarcérées, dont 39 enfants. Ces chiffres, bien qu’incomplets, traduisent l’intensité de la répression dans cette zone frontalière et l’ampleur de la persécution et de l’oppression. Le parcours et le sort de ces détenus ont été reconstitués avec précision par l’historienne genevoise Ruth Fivaz-Silbermann, spécialiste de la fuite des Juifs vers la Suisse. La plupart des personnes juives arrêtées à la frontière furent transférées vers le camp de Drancy, avant d’être déportées vers les centres de mise à mort d’Europe de l’Est, notamment Auschwitz-Birkenau. Un nombre non négligeable de résistants furent acheminés vers le camp de Compiègne, puis déportés dans les camps de concentration du Reich (Buchenwald, Dachau, Ravensbrück, Mauthausen). Ce dispositif répressif illustre la rationalité bureaucratique et la systématisation de la violence propres à l’appareil nazi, jusque dans les marges rurales de la zone occupée.

Mémoire familiale et histoire collective

Ce lieu de mémoire revêt pour moi une signification profondément personnelle. Ma grand-mère et mon arrière-grand-père y furent incarcérés et torturés en 1943 et en 1944. Ce dernier, arrêté pour avoir participé à une filière de passage de réfugiés vers la Suisse, fut déporté à Auschwitz, d’où il ne revint pas. Son destin, tragique et exemplaire, incarne ces formes d’engagement ordinaire qui jalonnent l’histoire locale : un engagement né moins d’une idéologie que d’un sens moral immédiat, d’une fidélité à des valeurs d’humanité et d’un sentiment aigu de responsabilité face à l’abomination.

Dans le Genevois français, et plus largement sur l’ensemble de la frontière franco-suisse, ces engagements prirent des formes variées : hébergement clandestin, aide matérielle, passages nocturnes, relais de messages ou organisation de filières de sauvetage. Ces réseaux permirent à des familles juives, notamment des enfants, à des résistants et à des réfractaires du Service du travail obligatoire (STO) de trouver refuge en Suisse voisine. Inscrits dans le tissu social local, ces gestes naissaient moins d’un projet politique que d’une éthique relationnelle, fondée sur la proximité, la compassion et la solidarité.

Ces actes de secours, parfois isolés, parfois coordonnés, participent de ce que j’appelle, dans ma thèse la banalité du bien en contrepoint de la banalité du mal d’Hannah Arendt, soit la capacité d’agir moralement dans des circonstances extrêmes, souvent sans en mesurer la portée historique. 

En cela, la Maison des Mémoires d’Annemasse ne se borne pas à restituer les faits ; elle interroge non seulement la violence de l’occupation mais aussi les fondements moraux et sociaux du courage, redonnant place à ces gestes discrets de refus et de solidarité qui, à l’échelle d’un territoire, ont contribué à freiner l’entreprise génocidaire.

Un projet scientifique et muséographique exemplaire

Le projet repose sur une double exigence : scientifique et pédagogique. Sur le plan scientifique, il s’appuie sur un vaste ensemble de sources primaires – registre d’écrou, archives allemandes et françaises, témoignages oraux – permettant de restituer l’histoire avec rigueur et contextualisation. Sur le plan muséographique, la Maison des Mémoires adopte une scénographie immersive, articulant dispositifs audiovisuels, reconstitutions sonores, objets symboliques – tel le drapeau nazi qui flottait sur le bâtiment – et documents d’archives. L’objectif n’est pas tant de provoquer une émotion immédiate que de susciter une compréhension critique du passé.

Cette approche s’inscrit dans la lignée des grandes institutions mémorielles françaises, telles que le Mémorial de la Shoah à Paris, tout en affirmant la singularité d’un lieu reconstitué à l’identique : ici, les murs, les portes et les cellules conservent la trace matérielle de la violence subie et du courage opposé.

Une mémoire ancrée et partagée

L’ouverture de la Maison des Mémoires d’Annemasse s’inscrit dans le prolongement du mouvement mémoriel initié dans les années 1980, marqué par la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs et par la multiplication des lieux de mémoire décentralisés. En redonnant voix aux territoires périphériques, le musée contribue à une relecture décentrée de la Seconde Guerre mondiale, attentive aux microhistoires, aux réactions individuelles face à l’occupation et aux solidarités locales.

Ouverte gratuitement le mercredi, le samedi et le dimanche après-midi, la Maison des Mémoires se veut un espace de réflexion civique et de transmission active. J’organiserai prochainement des visites pour la communauté de l’Institut, afin de permettre à chacune et chacun de découvrir ce lieu exemplaire.

À l’heure où la montée de l’extrême droite en France et en Europe tend à banaliser le discours de la peur, du rejet et de la haine, ce musée rappelle avec force les conséquences tragiques de la stigmatisation et de la déshumanisation. En ravivant la mémoire des opprimés et de ceux qui leur portèrent secours, la Maison des Mémoires d’Annemasse rappelle que comprendre le passé demeure une condition essentielle pour préserver la dignité humaine et défendre les valeurs démocratiques qui en sont issues.