La rente pétrolière ne garantit de loin pas la prospérité. Pour lutter contre les effets politiques indésirables, des ONG ont lancé en 2003 une initiative exigeant la transparence des revenus extractifs aux entreprises et aux autorités. Il reste beaucoup de chemin à faire. L’actualité du «printemps arabe» est aussi un test pour la cohérence des grands pays importateurs de pétrole vis-à-vis des pays exportateurs.
Les mouvements de contestation en Libye et dans d’autres autocraties d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient n’ont pas que des conséquences dramatiques sur le plan humanitaire. Ils mettent aussi le marché pétrolier sous tension. Le prix du baril de Brent a franchi la barre des 120 dollars le 24 février et connaît depuis lors une grande volatilité. La fébrilité des opérateurs ne s’explique pas seulement par les récents événements politiques au Sud de la Méditerranée, mais aussi par l’évolution structurelle de l’offre et de la demande de pétrole. Selon les données de l’Agence internationale de l’énergie, la production de pétrole conventionnel pourrait déjà avoir atteint son pic historique il y a quatre ans alors que l’essor des économies émergentes ne cesse de tirer la demande vers le haut.
La course aux hydrocarbures incite les sociétés pétrolières à extraire l’or noir de régions toujours plus reculées, y compris dans des Etats fragiles d’Afrique et d’Asie. Ce sont précisément ces Etats qui courent le plus grand risque de tomber dans le piège de la « malédiction du pétrole » : régime autocratique, clientélisme, manque de diversification économique, pauvreté et inégalités sociales, dégradation de l’environnement et guerre civile.
Une saine gestion de la rente pétrolière requiert de solides institutions. Il suffit de voir les remous politiques provoqués en Suisse par les millions d’hydrodollars versés à Finhaut et à d’autres communes valaisannes pour l’exploitation du barrage de Barberine (cf. Le Temps du 2 mars 2011) pour imaginer les difficultés à gérer des milliards de pétrodollars au Nigeria ou en Guinée équatoriale.
Toutefois, la malédiction des ressources n’est pas une fatalité : la Malaisie a tiré parti de sa rente pétrolière pour réduire la pauvreté et le Botswana a connu des décennies de forte croissance économique grâce à l’exploitation de mines de diamant. Pour conjurer la malédiction, des centaines d’organisations non gouvernementales exigent plus de transparence sur les revenus miniers et pétroliers. Elles souhaitent ainsi promouvoir un débat démocratique dans les pays en développement sur l’affectation de la rente extractive.
Ces organisations ont soutenu le lancement de l’Initiative de transparence des industries extractives (ITIE) en 2003. Cette initiative demande aux industries de publier les montants qu’elles versent aux Etats producteurs, qui eux-mêmes sont appelés à révéler les sommes qu’ils perçoivent au titre de l’exploitation minière et pétrolière. Aujourd’hui, une trentaine de pays membres de l’ITIE ont institué un comité national composé de représentants du gouvernement, de l’industrie et de la société civile pour veiller à la mise en œuvre de cette nouvelle norme de transparence.
Les engagements pris au titre de l’ITIE ne sont pas contraignants d’un point de vue juridique. Mais la situation est en train de changer. L’ITIE a tenu sa conférence internationale les 2 et 3 mars à Paris avec des centaines de participants d’industries minières et pétrolières, de sociétés d’investissement, de gouvernements et d’organisations de la société civile originaires tant des pays producteurs que des pays consommateurs d’hydrocarbures et de minerais. Les débats se sont focalisés sur l’application de la Loi Dodd-Frank qui vise à réformer Wall Street suite à la crise financière de 2008. Une nouvelle disposition contraint toutes les sociétés minières et pétrolières cotées à New York à déclarer aux autorités boursières les montants qu’elles versent aux gouvernements des pays producteurs. Les organisations de la société civile applaudissent et demandent que les multinationales dévoilent les paiements qu’elles effectuent non seulement dans chaque pays, mais aussi pour chaque projet d’extraction. Les représentants de l’industrie font valoir des clauses de confidentialité et la sensibilité de certaines données d’un point de vue concurrentiel pour ne publier que des montants consolidés au niveau des pays, voire de régions géographiques plus vastes.
Une autre disposition de la même loi exige que les industries déclarent l’origine exacte des ressources qu’elles extraient de la République démocratique du Congo (RDC) où sévissent des groupes armés, afin d’éviter que les revenus ne financent la guerre civile. Or de nombreux pays membres de l’ITIE souffrent d’un climat de violence armée ou sont engagés dans un processus de consolidation de la paix. Les ressources extractives y représentent souvent un enjeu crucial, pour le meilleur ou pour le pire. Les belligérants peuvent en effet s’entredéchirer ou au contraire bâtir l’avenir autour des ressources minières et pétrolières du pays. Les médiateurs l’ont bien compris, par exemple en incitant les parties au conflit soudanais à s’accorder sur le partage des revenus pétroliers entre le Nord et le Sud. La transparence des revenus devient alors une condition sine qua non pour établir la confiance entre les parties impliquées dans le processus de paix.
En Suisse, les organisations Action de Carême et Pain pour le Prochain ont lancé une campagne le 10 mars demandant au Conseil fédéral de promouvoir la transparence des revenus extractifs et la prévention de violations des droits humains commises par des filiales de groupes suisses dans des pays comme la RDC. La campagne veut aussi sensibiliser les consommateurs sur l’origine et les conditions de production de minerais nécessaires à la fabrication de téléphones portables et d’autres biens de consommation high-tech.
Lors de la Conférence de l’ITIE à Paris, ces questions ont fait l’objet d’un colloque à l’initiative de la Fondation Guilé et de l’Institut de hautes études internationales et du développement. Des ministres d’Afghanistan, de la RDC et d’autres pays africains ont souligné l’importance du secteur extractif dans les processus de paix. Certains estiment que l’industrie porte une responsabilité particulière lorsque l’Etat n’a pas les capacités d’encadrer ni de surveiller les activités d’extraction, et qu’un effort s’impose pour renforcer la traçabilité des minerais du lieu d’extraction jusqu’à la vente au consommateur. Les producteurs d’étain se sont mis d’accord en 2010 pour accroître cette traçabilité afin d’éviter que le commerce ne finance les atrocités de la guerre qui déchire l’Est de la RDC. La mise en œuvre d’un tel mécanisme demeure toutefois extrêmement complexe d’un point de vue technique et politique et la vérification des certificats d’origine pose problème dans des régions aussi instables.
Pour les responsables de sociétés pétrolières, la transparence des revenus constitue certes une étape nécessaire, mais ne suffit pas à établir la confiance entre les diverses parties à un conflit armé. Dans la région kurde de l’Irak, un mécanisme de transparence sur l’allocation budgétaire de la rente pétrolière a permis de contrer des rumeurs de détournement massif de fonds. Au-delà de la transparence sur le versement et l’allocation des revenus pétroliers, les cadres de firmes pétrolières estiment essentiel de tisser d’étroites relations avec les communautés et les autorités locales pour améliorer les conditions de sécurité dans lesquelles ils opèrent, y compris dans des contextes aussi délicats que le Sud irakien.
Plusieurs pays industrialisés soutiennent financièrement l’ITIE. Un haut représentant de la Commission européenne relève que la promotion de la transparence des revenus extractifs répond à un souci de cohérence des politiques publiques : il se demande comment convaincre les contribuables européens de financer des programmes d’aide au développement dans des pays pauvres où des millions de pétrodollars sont impunément détournés chaque année. Les revenus tirés de l’exploitation de ressources extractives doivent contribuer à financer le développement et la lutte contre la pauvreté, ce d’autant qu’il s’agit de ressources naturelles non renouvelables dont les réserves s’épuisent rapidement dans nombre de pays à bas revenus. Reste à voir si les événements en cours en Afrique du Nord et au Moyen-Orient amèneront les grands pays importateurs de pétrole à plus de cohérence à l’égard des pays producteurs.
Cet article a été publié dans Le Temps du 11 mars 2011.
Gilles Carbonnier est directeur de la Revue internationale de politique de développement et professeur d’économie du développement à l’Institut. Il est spécialiste, entre autres, des ressources naturelles, de l’industrie extractive et du développement.
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