L’Organisation mondiale de la santé est en plein questionnement. En passe de supprimer 300 postes à son siège à Genève, elle a ouvert un vaste chantier de réformes lors de sa 64e Assemblée mondiale (du 16 au 24 mai). Au cœur du débat: la question de son financement et de ses rapports avec le secteur privé. Le Comité exécutif de l’OMS doit en débattre à la fin de l’année. Directrice du programme de Santé globale à l’Institut de hautes études internationales et du développement, Ilona Kickbusch livre son analyse.
Le Temps: L’OMS n’est-elle plus adaptée au monde d’aujourd’hui?
Ilona Kickbusch: L’environnement de la santé globale et les priorités qui en découlent ont considérablement changé. Il y a tout d’abord beaucoup plus d’acteurs, privés et publics. Il y a aussi un changement de rapports de force au sein de l’OMS avec l’influence croissante des pays émergents. De plus, l’organisation onusienne a de grands défis à relever dans le domaine des maladies non transmissibles telles que le diabète, les maladies cardiaques et mentales. Face à ces bouleversements, l’OMS n’est plus à même de réagir assez vite. Malgré ces défis, il y a un large consensus pour admettre que le monde a besoin d’une OMS modernisée et renforcée.
En quoi la multiplication des acteurs dans le secteur de la santé complique-t-elle la donne?
Par le passé, l’OMS avait pour tâche de mener différents programmes sur le terrain, en particulier en matière d’éradication des maladies. Désormais, avec une multitude d’acteurs, nous devons nous poser une question: quel doit être à l’avenir le cahier des charges de l’OMS? Doit-elle se contenter de coordonner l’action des 193 Etats membres ou coordonner celle de tous les acteurs privés et publics? A l’heure de la mondialisation, il est certain qu’on demande toujours plus de cohérence à l’OMS quand il s’agit de circonscrire l’apparition d’épidémies telles que la grippe A(H1N1). On peut se demander si elle doit toujours mener de front autant de programmes.
L’un des grands enjeux de la réforme a trait au financement de l’OMS. Certaines ONG craignent une privatisation de l’organisation.
Les questions financières deviennent un vrai problème quand les Etats ne parviennent plus à y répondre. Cela signifie que les problèmes ne sont pas simplement financiers, mais qu’ils sont bien plus profonds, qu’ils touchent à la gouvernance. Ils touchent aussi à la nécessité pour l’OMS d’être plus transparente. C’est essentiel. Ce n’est qu’ainsi qu’elle gagnera la confiance nécessaire des acteurs de la santé. En termes de financement, l’argent versé à l’institution doit servir à atteindre les objectifs fixés par l’OMS et non à dicter ses choix à l’organisation. Les flux financiers doivent être clairs. Cela dit, je pense qu’il faut sortir de l’opposition privé-public comme si l’un était mauvais et l’autre parfait. Tous les Etats et toutes les ONG n’agissent pas de manière responsable. Et tous les acteurs privés n’ont pas que le profit à l’esprit. Quand on parle du secteur privé, on songe avant tout à l’industrie pharmaceutique et alimentaire. Mais il y a aussi toute une gamme de sociétés privées spécialisées dans la technologie qui contribuent de façon considérable aux progrès sanitaires à l’échelle de la planète. Je pense par exemple à Google, qui permet de suivre l’évolution d’une épidémie ou d’une pandémie. Et, face aux problèmes de santé publique mondiaux, le soutien du secteur privé est nécessaire. Mais il doit être totalement transparent.
La crainte de la privatisation est donc exagérée?
Elle est légitime, mais l’essentiel, c’est que les règles du jeu soient claires et que les garde-fous soient efficaces. Historiquement, le partenariat privé-public dans le domaine de la santé publique n’est pas nouveau. Le Bureau international de la santé, à l’époque de la Société des Nations, était avant tout financé par la Fondation Rockefeller.
L’idée de créer un Forum mondial de la santé, dans lequel le secteur privé serait pleinement intégré, suscite de vives inquiétudes.
Tout dépend de la structure de ce futur forum. De nombreux acteurs issus de la société civile et du secteur privé font déjà partie du débat permanent sur la santé. Ils exercent tous une influence sur les Etats membres de l’OMS. Un Forum mondial de la santé peut être positif, une manière plus structurée et plus transparente de débattre. Cela peut aussi permettre à certains Etats membres d’accéder à des informations sur le positionnement des autres acteurs sur des problématiques sanitaires.
Ce Forum mondial de la santé ne risque-t-il pas de se substituer à l’Assemblée mondiale de la santé?
L’OMS est une organisation intergouvernementale. Elle a un caractère unique qui la distingue d’institutions comme le Fonds global de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Elle a une compétence législative, elle peut conclure des traités. C’est fondamental.
L’apport de la Fondation Bill & Melinda Gates représente quelque 10% du budget de l’OMS. N’est-ce pas une emprise excessive du privé?
Ce n’est pas le pourcentage de la contribution qui importe, mais la manière dont les fonds sont utilisés. S’ils servent à mettre en œuvre les priorités fixées par l’OMS, il n’y a rien à redire.
Le budget régulier stagne et les contributions volontaires croissent. Comment éviter ces problèmes d’imprévisibilité budgétaire?
C’est un problème manifeste qui s’est accentué à partir de la chute du mur de Berlin, en 1989. Les agences de développement ont commencé à changer de politique et à se focaliser davantage sur la santé. Plusieurs pays ont aussi montré un scepticisme par rapport au travail multilatéral de l’OMS. Ils étaient prêts à utiliser l’infrastructure de l’OMS, mais à fixer leurs propres priorités. Cela est en train de changer. Aujourd’hui, les Etats membres ont besoin de l’OMS, mais sous une forme différente. La question des contributions volontaires est épineuse. Parfois, celles-ci sont le résultat d’incohérences et de concurrence entre instances nationales de la santé. L’Union européenne a précisé qu’il était prioritaire de faire des contributions – sans affectation particulière – au budget de l’OMS car, avec la crise économique, une augmentation des contributions régulières est toutefois plus difficile à faire passer dans les parlements nationaux.
Propos recueillis par Stéphane Bussard
Cet article a été publié dans Le Temps du 10 juin 2011
Le professeur Ilona Kickbusch est directeur du Global Health Programme, créé par l’Institut en 2008. Ses domaines d’expertise portent, entre autres, sur la gouvernance dans la santé globale, la diplomatie de la santé globale, les politiques de la santé.
Le Global Health Programme étudie plus particulièrement, par ses activités de recherche, les liens entre santé, politique étrangère, commerce et développement.
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