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Research
09 November 2015

Un film sur les petites entreprises familiales de l’arc jurassien

Réalisé dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne et la Suisse, ce documentaire, «Le prix de leur indépendance», présente six portraits d’entrepreneurs.

Dans les zones rurales de l’Arc jurassien, on estime à plus de 80% le nombre de petites ou de très petites entreprises. Ce tissu économique reste pourtant en partie méconnu. Il est également fragile, car il repose sur des organisations basées presque toujours sur deux sphères imbriquées : la famille et le métier. Quand une sphère vole en éclats, l’autre suit souvent. L’enquête réalisée dans le cadre du projet «Enjeux socio-économiques des situations de ruptures de trajectoires familiales dans les très petites entreprises» présente les conclusions d’un projet de recherche de deux ans. Yvan Droz, Fenneke Reysoo et Laurent Amiotte-Suchet, enseignants et chercheurs à l’Institut, éclairent ce travail.

Qu’elle est l’origine de ce projet?

Ce projet prolonge un travail entamé dans les années 2000, qui portait sur une critique de l’économisme traité du point de vue de l’économie familiale. Un projet du Swiss Network for International Studies (SNIS) avait permis d’approfondir la question en étudiant le monde agricole (voir Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot, et al., 2014). Cette fois-ci, nous voulions étendre nos conclusions à l’ensemble de l’économie familiale, c’est-à-dire tant les boulangers que les maçons ou les restaurateurs, par exemple. Le programme Interreg de l’UE nous a permis d’étudier cette question des deux côtés de l’arc jurassien, en Suisse et en France, ce qui apporte une richesse d’analyse certaine.

En quoi consiste-t-il?

Si l’on considère que les logiques sociales et économiques qui animent ces très petites entreprises familiales reposent tant sur des mécanismes d’autorégulation, proches de la logique du don et basés sur un fondement vocationnel, que sur une logique économique, que se passe-t-il en cas de rupture de trajectoire familiale au sein de ces petits univers fragiles? Telle était notre question. Il faut comprendre que ces patron-ne-s considèrent leurs petites entreprises non seulement comme des biens économiques, mais aussi comme des biens identitaires, un patrimoine inscrit dans un territoire, une histoire et une famille. L’étude de l’articulation de ces différentes logiques, dépassant le seul intérêt économique, puis la volonté de comprendre la répartition du travail au sein de ces microstructures, notamment le rôle des femmes constituaient deux des originalités de ce projet. Nous avons donc réalisé une centaine d’interviews, dont la moitié évoquait des histoires au cours desquelles des événements affectant la cellule familiale se sont répercutés sur la «santé» de l’entreprise.

Quels sont les principaux résultats?

Il est évident que la force et la faiblesse de ces petites entreprises est en grande partie liée à la mobilisation fréquente des ressources familiales. L’enjeu de cette recherche était de mettre en évidence le rôle de ces acteurs invisibles – conjoint-e, parents, frères et soeurs – dans la survie et le développement des petites entreprises rurales. Cette part cachée, peu étudiée, est en effet un des facteurs de succès de ces entreprises puisqu’elle fournit une main d’œuvre flexible et bon marché. Par ailleurs, certains de ces chefs d’entreprise portent un devoir de réussite, proche de celui du sacrifice. La transmission patrimoniale n’est pas un simple don des parents à leurs enfants. Lorsque l’on transmet un entreprise familiale, celui qui a la chance de recevoir est aussi en situation de dette, vis-à-vis de ses frères et sœurs notamment, et se doit à son tour de réussir à transmettre. Il y a donc une dimension affective et des attitudes qui font référence aux notions du devoir et de la loyauté, chez le chef d’entreprise, comme chez celles et ceux qui l’aident au quotidien. S’il est exacte que ces petits entrepreneurs aspirent à l’indépendance, leur réalité est plutôt celle de l’interdépendance, voire même de la dépendance fragile à l’égard des aidants familiaux, en particulier lorsque tout le monde est mobilisé sans compter ses heures et que le moindre accident perturbe toute l’organisation de l’entreprise. Ainsi, si ces entreprises ont une certaine stabilité économique, le fait que cette économie repose en partie sur des logiques d’entre-aide familiale rend ces établissements particulièrement fragiles lorsque des événements affectent la cellule familiale. Autrement dit, si les entreprises familiales s’avèrent souvent plus résistantes que les autres, quand quelque chose casse d’un côté, c’est tout le système qui s’écroule : dispersion de la famille et faillite.

Ya-t-il une différence entre la Suisse et la France?

Non, on a des résultats similaires dans l’ensemble. Ce qui détermine l’usage des ressources humaines, c’est en définitive le poids de l’héritage et le souci de la transmission, et ça vaut pour les deux côtés de la frontière. On observe que, si les jeunes couples ont tendance à penser sous un angle plutôt économique, une fois que les enfants deviennent grands et que la question de la transmission apparait, ils considèrent de plus en plus l’angle patrimonial : l’entreprise devient un bien à transmettre. On observe aussi que les femmes cheffes d’entreprise ont rarement tendance à recourir à l’entre-aide familiale. Elles ont le souci de gérer seule leur entreprise et de réussir sans l’aide de leurs proches. Ainsi, les entreprises dirigées par des femmes sont plus fragiles pour affronter le marché économique, mais plus fortes pour faire face aux événements familiaux.

Le film est-il le principal résultat de ce projet?

Pas seulement, car ce projet avait également pour objectif de produire des résultats tant scientifiques qu’appliqués. Nous venons de publier un ouvrage rassemblant les travaux des chercheurs francophones qui étudient ces très petites entreprises (Jacques-Jouvenot et Droz, 2015), nous rédigeons actuellement un autre ouvrage présentant les résultats de notre recherche. Nous avons en outre rédigé une brochure destinée à prévenir les ruptures qui accompagnera le film. Il s’agit d’informer les entrepreneurs des atouts et des faiblesses de leur situation, sur le plan social et humain, connaissances qui ne s’enseignent pas dans les écoles. Durant les entretiens menés auprès des entrepreneurs, on a entendu souvent: «Si on avait su, on aurait fait autrement». Les différents supports que nous avons réalisés ont pour objectif de sensibiliser les acteurs sur la nécessité de prévenir les événements familiaux, en organisant son entreprise en conséquence.
Quant au film, il met en scène six entrepreneurs (un boulanger, des éleveurs, une illustratrice, un paysagiste, etc.) dans leur vie de tous les jours. Ils nous parlent de leur métier-passion, mais aussi leurs difficultés, de leurs doutes et de la manière dont leurs proches participent à la vie de l’entreprise.

Le film peut être vu à cette page.