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FACULTÉ & EXPERTS
11 June 2025

Une utopie nécessaire: le Festival pour la Paix

Entretien avec Alessandro Monsutti 

L’Institut participera à la première édition du Festival pour la Paix organisé par l’Association Cahors Mundi, qui permettra de construire des ponts entre sciences sociales et arts.

Comment est né le mouvement Cahors Mundi ?

Le mouvement Cahors Mundi est né au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale en continuité avec l’initiative de Garry Davis. Ce dernier avait été pilote des forces aériennes étasuniennes et était resté bouleversé par le bombardement des villes allemandes et la mort de milliers et milliers de civil·es, action à laquelle il avait participé.

Après avoir restitué le 19 mai 1948 son passeport à l’ambassade des États-Unis à Paris, Garry Davis renonce à sa nationalité. Devenu apatride, il se déclare peu de temps après « premier citoyen du monde » lors d’une performance sur l’esplanade du Trocadéro, où est établie la représentation des Nations Unies. Il plaide en faveur d’un dépassement de l’État-nation comme entité organisant la vie sociale et les relations internationales dans l’espoir de mettre fin aux guerres. Son appel a eu un retentissement particulier à Cahors en raison de rencontres fortuites et du tissu politique de la région, marqué à gauche et ayant connu d’intenses actions de résistance contre l’occupant allemand. La préfecture du Lot se déclare alors Cahors Mundi – « Cahors du monde » – et adhère à la Charte de la mondialisation, qui propose de fédérer les communes et non les nations.

Cela attire l’attention de personnalités comme André Breton et Max Ernst, mais aussi Albert Einstein. La route mondiale sans frontière no 1 est symboliquement créée. Ponctuée de bornes qui mentionnent les distances avec des lieux au-delà des espaces nationaux, elle relie Cahors, Saint-Cirq-Lapopie, Figeac… Mais la belle utopie ne résiste pas à la géopolitique. En effet, en 1950, la guerre de Corée éclate, consacrant un monde divisé en grands blocs antagonistes.

En 2001, l’Association Cahors Mundi est lancée pour perpétuer et valoriser cet héritage. L’objectif est de défendre, pérenniser et promouvoir les idéaux pacifistes qui ont été à l’origine de la première route mondiale sans frontières. Sur cette lancée, la ville de Cahors décide d’organiser un Festival pour la Paix qui se déroulera du 27 au 29 juin 2025.
 

Pourquoi avez-vous accepté de participer à cette première édition du festival et quelles seront vos contributions ?

Les autorités communales de Cahors ont confié la programmation du Festival pour la Paix à l’occasion du 75e anniversaire de cette belle utopie à mon collègue anthropologue et vieil ami Boris Pétric, natif de la ville. Boris et moi nous sommes connus il y a plus de vingt-cinq ans ; il travaillait alors en Ouzbékistan et moi en Afghanistan. La guerre froide avait pris fin avec l’implosion de l’Union soviétique au début des années 1990. Cet événement historique s’est accompagné de nombreux conflits mais aussi d’espoirs de paix, de l’ouverture de certains espaces et du renouveau d’anciennes circulations. Nous faisons partie d’une génération de chercheur·es pour laquelle le monde s’est ouvert. Nous avons commencé nos recherches de terrain dans une période suspendue avant les attentats du 11 septembre 2001, qui ont conduit à de nouvelles conflictualités et de nouvelles fermetures.

Considérant nos collaborations passées et la complicité développée au fil des ans, Boris m’a proposé de participer au festival. Il m’a en particulier proposé de travailler avec une artiste et femme de théâtre, Mariette Bouillet. Cette collaboration se situe dans l’exacte lignée de mon effort d’élargir les frontières de mon travail de chercheur, d’explorer des nouvelles façons de m’exprimer et ainsi de toucher un public différent, que Boris poursuit également au sein de la Fabrique des écritures ethnographiques.

Il faut en outre souligner que les buts de l’association Cahors Mundi sont étroitement compatibles avec la mission de l’Institut. Notre directrice, Marie-Laure Salles, est très attachée à l’idée de paix, mais aussi à celle de construire des ponts entre sciences sociales et arts. Mentionnons d’ailleurs que je ne suis pas le seul représentant de l’Institut au festival : Jean-François Bayart donnera une conférence publique, « Pourquoi la guerre, comment la paix ? D’un monde d’empires à un monde d’États-nations ».

Quant à moi, je suis investi dans deux activités. En premier lieu, je participerai à une performance conçue avec Mariette Bouillet, intitulée Caminavi, « je marchais » en occitan. Cette action poétique se déroulera dans un espace public, la place dédiée au Festival pour la Paix Cahors Mundi. Elle rassemblera des adolescent·es aux trajectoires variées, jeunes né·es au sein de familles ayant ou non une mémoire migratoire, pour tisser des récits croisés dans une polyphonie de voix et de gestes. Cette performance habitée par la question de l’altérité aboutira à une installation visuelle et sera accompagnée du trio yéménite Ashiqa. Je participerai également à un débat public, « Les réfugiés sans frontières », avec Julie Chupin, présidente de l’association Irrésistible Fraternité, Hara Kaminara, artiste et réalisatrice, et Max Avis, coordinateur à SOS Méditerranée.
 

Que représentent pour vous la symbolique de la Route mondiale sans frontières créée à Cahors il y a 75 ans et la notion de citoyen du monde ?

L’État-nation structure notre existence, de notre sphère intime à notre sphère sociale. Il détermine la manière dont nous sommes scolarisé·es, dont nous apprenons l’histoire et la géographie... Résultat de processus fort complexes, il est naturalisé comme la seule façon possible d’organiser la vie collective. La Route mondiale sans frontières est une manière symbolique de questionner cette trajectoire, de montrer que l’État-nation n’est pas inéluctable, qu’il y a d’autres manières de penser et d’habiter l’espace social. Les bornes, avec le très simple artifice d’indiquer des distances sans tenir compte des entités politiques, nous replacent dans un monde mentalement ouvert.

Cela dit, nous avons eu des discussions animées sur le passeport de citoyen du monde. Personnellement, je considère qu’il reste trop influencé par le cadre de l’État-nation, par la manière dont il manifeste les appartenances politiques et sociales. Au fond, le passeport de citoyen du monde élargit la notion d’État-nation au monde entier. C’est généreux ! Mais je rêve d’une réinvention plus radicale de nos ontologies. Non pas un monde État-nation, mais un monde sans l’État-nation.

Cette pensée radicale est une force d’inspiration. Il ne s’agit pas de vouloir la réaliser. C’est un horizon philosophique qui nous stimule à penser en dehors des cadres que nous avons intériorisés par notre éducation et notre scolarisation. L’action sociale et politique doit être pragmatique, faite de petits pas, mais elle doit néanmoins s’inspirer de grandes idées. Je le dis et le redis dans mes cours : Think big, act small !
 

En tant qu’anthropologue, comment abordez-vous la question des frontières ?

Les border studies conçoivent la frontière comme un phénomène social et non seulement politique. C’est un territoire qui est reproduit par ses habitant·es dans leurs pratiques quotidiennes. Il ne s’agit pas d’une simple ligne de démarcation qui sépare deux espaces nationaux.

J’ai longtemps travaillé et travaille encore parmi les réfugié·es, en particulier de l’Afghanistan. Ce sont des personnes qui ont perdu la protection de leur pays d’origine, elles se situent ainsi dans les interstices du système international et doivent être prises en charge par des organisations internationales et non gouvernementales. D’une certaine manière, les réfugié·es souffrent d’un déficit d’État. Depuis un certain nombre d’années, je me suis intéressé aux habitant·es des frontières nationales, qui ont souvent été militarisées, comme la frontière entre l’Italie et l’ex-Yougoslavie, le cas sur lequel je me suis penché ethnographiquement. Symétriquement aux réfugié·es, ces personnes souffrent bien souvent d’un excès d’État-nation. Bref, je m’efforce de ne pas prendre la frontière comme un donné, une fatalité inexorable, mais au contraire comme une construction sociale et politique, qui n’est pas seulement le fait de l’État-nation mais s’actualise dans des pratiques quotidiennes.
 

Quels sont les récits migratoires que vous jugez essentiels à faire entendre dans un tel festival ?

Lors d’un précédent séjour à Cahors, j’ai eu le plaisir de commencer à travailler avec Mariette Bouillet. Critique d'art, metteure en scène et artiste multidisciplinaire franco-canadienne, elle a créé à Cahors en 2012 la compagnie OCTopus RITMO, les arts croisés…, qui promeut la puissance citoyenne du théâtre comme outil d’émancipation individuelle et collective. Elle développe des projets interdisciplinaires en collaboration avec des chercheur·es en sciences humaines qui ont pour but d’intégrer des citoyen·nes dans le processus de création.

Elle a par exemple conçu, accompagné et mis en scène en 2017 et 2018 le projet Résistance(s) : lieux de mémoire et récits d’immigration. En amenant des adolescent·es à devenir les acteurs d’une création artistique, à questionner le racisme dans l’histoire et dans le temps présent, le processus d’échanges préparatoires et les restitutions rendaient accessible dans l’espace public une mémoire oubliée, celle des résistant·es cadurcien·nes de la Deuxième Guerre mondiale, et une parole inaudible, celle de jeunes migrant·es d’aujourd’hui.

Ensemble, Mariette et moi sommes ainsi allés trouver des jeunes migrants, élèves d’une classe de français pour allophones. Mariette a mis sur pied des ateliers de théâtre pour faciliter l’échange, libérer les corps et les esprits. Mais le temps était court et il n’a pas toujours été facile de développer un dialogue avec des personnes qui ont traversé des épreuves très douloureuses.

Plusieurs élèves se sont porté·es volontaires pour approfondir le dialogue avec nous et nous raconter leurs périples migratoires. L’un d’eux s’est très vite bloqué en évoquant sa mère, le trajet en bateau entre les côtes de l’Afrique de l’Ouest et l’Espagne. L’entretien a pris une tournure difficile, notre interlocuteur était clairement mal à l’aise à évoquer ses traumatismes passés. Peut-être ne l’avait-il pas anticipé. La parole lui a fait revivre des moments qu’il souhaitait oublier. Un autre jeune homme, également originaire d’Afrique de l’Ouest, a en revanche parlé avec intensité pendant plus d’une heure, donnant des détails à glacer le sang sur ce qu’il avait subi en traversant le Sahara. Il nous a raconté son arrivée en Italie puis en France, les difficultés affrontées, les maltraitances, le racisme, mais aussi – lueurs d’espoir – les actes de générosité qui lui ont permis de survivre et de continuer son voyage. Il a conclu en disant à quel point la parole avait pour lui une dimension thérapeutique, cathartique, à quel point il sentait le besoin de partager ce qu’il avait enduré dans une quête de sens et d’humanité.

Deux histoires qui partageaient de nombreux points, mais pour l’un la parole était insupportablement douloureuse, alors que pour l’autre elle était porteuse de libération et de partage.

Lors du Festival pour la Paix, je vais ainsi participer à la performance Caminavi conçue avec Mariette. Nous devons encore régler de nombreuses questions, en particulier afin de protéger l’identité des participant·es et leur intégrité émotionnelle. Mais l’idée est de croiser les récits de façon à exprimer notre commune humanité.
 

Dans un contexte mondial marqué par les conflits, les déplacements forcés et la montée des nationalismes, comment garder vivante l’utopie d’un monde sans frontières ?

Comme je le disais, il est nécessaire de penser de façon radicale pour dévoiler que les cadres dans lesquels nous vivons ne sont pas inéluctables. L’utopie est une nécessité de la pensée, il s’agit de rouvrir le champ des possibles. La guerre n’est pas une fatalité, il faut penser la coexistence à tous les niveaux de la vie sociale. Nous vivons une période où la production de l’anxiété est devenue un mode de gouverner, par exemple par l’association entre la migration et le terrorisme. Le discours public est dominé par l’idée que nous vivons dans un monde imprévisible et hostile. Paradoxalement, les théories du complot peuvent apparaître rassurantes : elles se construisent à partir de l’idée que des gens et des institutions contrôlent la situation et tirent les ficelles en cachette. L’idéal pacifiste porté par l’association Cahors Mundi défend au contraire que la coexistence est possible, que la solidarité est tout aussi première que la méfiance et le rejet de l’autre.

Nous sommes en pleine crise du multilatéralisme, d’une certaine vision de la collaboration internationale si centrale à Genève. Mais souvenons-nous du traumatisme de la Deuxième Guerre mondiale, qui a cruellement mis à nu les horreurs auxquelles la modernité pouvait nous conduire. La mise en place des Nations Unies n’a toutefois pas empêché la guerre froide. Des gens comme Garry Davis ont cherché à penser des institutions du futur différentes, capables de réguler les conflits, la circulation des idées et des virus… Cahors Mundi incarne une utopie fondée sur l’idée de mettre en réseau les autorités locales, les villes et les communes, en contact direct avec les populations, et non les gouvernements. Plus que d’internationalisme, on pourrait parler ici d’interlocalisme.

L’utopie est une nécessité de la pensée, disais-je, mais elle n’est pas réalisable en tant que telle, sa raison d’être est de nous faire réfléchir et d’inspirer une action pragmatique dans le quotidien.

 

Alessandro Monsutti avec Mariette Bouillet