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17 August 2021

C’est la terre, pas l’islam, qui explique le djihadisme au Sahel

Le professeur Jean-François Bayart, titulaire de la Chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain", analyse la part de la religion dans le djihadisme sahélien.
 

Depuis une vingtaine d'années, le Sahel s'enfonce dans la violence. Celle-ci a pour acteur principal des mouvements armés djihadistes. Lutte contre le «terrorisme islamique international» oblige, les Occidentaux ont eu tôt fait d'inscrire la crise politique ouest-africaine dans un «arc de crise» allant de l'Afghanistan à la Mauritanie. Et d'y apporter la réponse militaire qui paraissait s'imposer. Funeste erreur qu'a facilitée l'absence, voire l'interdiction de tout débat de fond. Soulever le moindre doute, c'est s'exposer à l'accusation infamante d'islamo-gauchisme.

Mutatis mutandis, la captation de la politique européenne, et singulièrement française, par un petit noyau d'acteurs sûrs de leur fait, n'est pas sans évoquer le mécanisme de prise de décision qui aboutit en 1994 à la tragédie rwandaise et que le rapport Duclert vient d'analyser.

Quelle est la part de la religion dans le djihadisme sahélien? La tautologie n'est pas si évidente que cela.

Le Sénégal, le nord-ouest du Nigeria, le Tchad, majoritairement peuplés de musulmans, sont épargnés. L'islam en tant que tel n'en est donc pas la cause surdéterminante. Face à la violence, il est d'ailleurs divisé. Au Mali, dans le nord-est du Nigeria, le djihadisme s'en prend aux confréries islamiques et même au réformisme islamique de facture salafiste. En outre, le lien que les groupes djihadistes sahéliens entretiennent avec Al-Qaida et Daech est opportuniste.

Une fois organisés selon leur propre agenda, ces derniers cherchent une franchise internationale qui accroît leur visibilité sur la scène mondiale. Les consacrer en ennemi public No 1 de l'Occident revient à leur conférer une aura inespérée.

En fait, le périmètre d'action et de légitimité des mouvements armés sahéliens est national, voire local. Leur djihadisme est d'abord le symptôme d'une crise politique – l'échec de l'intégration aux institutions de l'Etat de régions excentrées ou de populations défavorisées, notamment d'origine servile – et d'une crise agraire.

Différents facteurs d'ordre profane ont exacerbé celle-ci depuis les indépendances: la pression démographique; les grandes sécheresses des années 1970-1980 qui ont fait descendre de plusieurs centaines de kilomètres les parcours de transhumance; l'accaparement et la titrisation de la terre au profit de la classe dominante et des compagnies minières étrangères qui compliquent les relations entre agriculteurs et éleveurs et provoquent l'éviction d'une partie de la paysannerie de ses terres; la libéralisation des filières agricoles qui a intensifié l'exode rural et paupérisé la population; la diminution de l'aide publique au développement; la fermeture des frontières de l'Europe qui a tari la manne de l'argent envoyé par les émigrés (remittances); les programmes d'ajustement structurel des années 1980-1990 qui ont détruit l'enseignement et la santé publics et ouvert une voie royale aux acteurs islamiques du Golfe; la calamiteuse intervention militaire de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis en Libye, en 2011, dont les répliques se font encore sentir au sud du Sahara.

Or, mieux que l'Etat dit de droit – le nôtre – hérité de la colonisation, et qui est surtout un Etat d'injustice pour l'immense majorité de la population ouest-africaine, les djihadistes apportent des solutions concrètes à cette crise multiforme.

Dans les zones qu'ils contrôlaient en 2012, avant l'intervention française, ils garantissaient aux transporteurs une plus grande liberté et sécurité de circulation en supprimant les barrages de la gendarmerie et de l'armée. En outre, ils règlent les différends fonciers mieux que ne le fait la justice de l'Etat, lente, corrompue et culturellement impénétrable. Ils recourent au droit islamique, mais s'appuient aussi sur les accords coutumiers du cru en rendant des jugements de proximité.

De ce point de vue, les djihadistes sahéliens sont assez comparables aux talibans qui, en Afghanistan, se sont donné de la sorte une vraie base sociale. On peut même se demander s'ils ne portent pas une sorte de révolution agraire, par exemple au Mali, en pays dogon, selon ce principe que la terre n'appartient qu'à Dieu.

Le constater, ce n'est en rien justifier les excès des djihadistes ni minimiser le rejet dont ils sont l'objet de la part d'une partie importante des habitants du Sahel. C'est simplement reconnaître le caractère politique et social de leur combat et identifier son enjeu principal: le foncier.

C'est aussi rappeler que le djihadisme sahélien contemporain s'inscrit dans une histoire longue de l'Afrique occidentale.

Au XIXe siècle, il y a façonné la formation des Etats et les mouvements de réforme religieuse, morale et politique qui ont configuré les rapports entre les ordres sociaux – notamment entre les hommes libres et les esclaves –, entre les peuples, entre les genres. La colonisation s'est elle-même encastrée dans cette histoire locale de terroirs sans d'ailleurs en comprendre les tenants et les aboutissants.

Ces alliances ou ces antagonismes ont aujourd'hui tendance à prendre une forme ethnique qui ne doit pas plus tromper que leur habillage religieux. Accuser les Peuhl d'être des djihadistes dans l'âme, c'est en effet pointer du doigt leur place éminente, mais non exclusive, dans les djihadismes du XIXe siècle, et notamment dans la constitution de l'Empire du Macina, au centre du Mali contemporain, avec tout ce qu'a impliqué ce processus dans les rapports fonciers.

En France, la répartition de la propriété foncière est un legs direct de la Révolution. Dans le Sahel elle est en partie un héritage des djihads du XIXe siècle, en même temps que de la colonisation, et les contemporains en ont une conscience historique affûtée. De même, l'opposition binaire entre agriculteurs sédentaires et nomades éleveurs doit être relativisée. Nombre de nomades ont des terres et des biens immobiliers à Bamako. Nombre d'agriculteurs ont des bêtes qu'ils confient à des bergers nomades.

En bref, le djihadisme contemporain met en forme politico-religieuse des conflits agraires, en résonance avec la conscience historique de la région. Il prend également le contrôle des routes commerciales, à l'instar de Boko Haram à la frontière du Cameroun, du Tchad et du Niger. Il est le symptôme de la distorsion et de l'iniquité de l'Etat d'origine coloniale qu'ont reproduit les classes dominantes au prix d'une aggravation de l'inégalité et d'une crise de la représentation politique.

Face à cette réalité complexe la réponse militaire est inappropriée. Financièrement elle n'est pas tenable compte tenu du coût des opérations aériennes sur lesquelles elle repose.

Elle aggrave le problème en raison de son prix humain: les armées nationales et étrangères qui luttent contre le djihadisme font plus de victimes civiles que celui-ci. Elle risque d'installer la région dans la guerre civile pour des décennies en levant des groupements villageois d'autodéfense qui opposeront leur propre violence agraire à celle des djihadistes. Elle déstabilisera les Etats voisins qui se laisseront enrôler dans ce vain combat, comme le Cameroun et le Tchad en ont déjà fait l'expérience en intervenant au Nigeria contre Boko Haram, et le Kenya en Somalie contre les shabab.

«Nous ne céderons rien», martèle le président Macron. Manifestation puérile de virilisme. Dans les années 1950 la France traitait les nationalistes algériens de «terroristes» et pratiquait détournement d'avion et exécutions extrajudiciaires à leur encontre. Elle a bien dû aller à Evian, comme d'autres à Canossa, pour trouver une issue politique à une crise politique.

Il en sera de même au Sahel, comme il en a été en Afghanistan après vingt ans d'occupation militaire américaine.

Vouloir nier la réalité revient à oublier que la politique est l'art du possible, et la guerre aussi d'ailleurs. Cela condamne à s'enfermer dans des contradictions insolubles: par exemple à adouber un coup d'Etat au Tchad pour sauvegarder l'alliance militaire avec celui-ci au Sahel, et à condamner quelques semaines plus tard un coup d'Etat au Mali parce qu'il menace d'ouvrir la voie à une négociation avec les djihadistes, le tout au nom de grands principes démocratiques qui ne trompent plus personne au sud du Sahara où l'interventionnisme militaire français continue de cautionner les pires abus des régimes autoritaires comme au Tchad et au Cameroun.

Cet article a été publié dans Le Temps, le 4 août 2021.

Crédit photogaphique: Ibrahima Poudiougou

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