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Gangs et Covid-19
11 May 2020

De Managua au Cap, le trafic de drogue au temps du COVID-19

Un million de personnes se seraient portées volontaires pour soutenir les activités du département de santé publique (NHS) au Royaume-Uni. Ailleurs des milliers d’individus prennent des initiatives localement afin d’atténuer les effets de la pandémie. Un peu partout dans le monde, un mouvement de solidarité globale face à la propagation du Covid-19 semble émerger.

Certaines de ces initiatives incluent étonnamment des groupes considérés comme hors-la-loi, tels les gangs.

Certains reportages récents rapportent ainsi qu’à Rio de Janeiro, au Brésil, des gangs de trafiquants de drogue ont contribué à imposer des couvre-feux dans les favelas (quartiers pauvres) de la ville, ordonnant aux habitants de rester chez eux après 20 heures.

Les membres de ces gangs se justifient en affirmant imposer « un couvre-feu parce que personne ne prend cette [pandémie] au sérieux ». Un acte que beaucoup ont salué face à la réponse désastreuse du gouvernement Bolsonaro au Covid-19.

De même, en Afrique du Sud, la propagation du Covid-19 a donné lieu à des trêves entre gangs rivaux dans la ville du Cap, avec des groupes ennemis allant parfois même jusqu’à s’allier afin d’aider à distribuer de la nourriture dans les townships (communautés pauvres) pour faire face aux pénuries causées par l’imposition de mesures de confinement par l’armée sudafricaine.

À Rio de Janeiro comme au Cap, les gangs constituent souvent la principale forme d’autorité dans les favelas et les townships, soit parce que la présence de l’État y est faible ou inexistante, soit parce que celui-ci leur a « délégué » son pouvoir.

Les gangs fournissent souvent déjà aux communautés locales toute une gamme de services, notamment en termes de sécurité, de prêts financiers, ou bien en offrant des formes de justice (violente).

Répondre à la menace que constitue le Covid-19 peut être vu ainsi tout simplement comme une extension de ces formes de « gouvernance gangster ».

Dynamique des gangs

Les gangs – tout comme beaucoup d’autres groupes armés – sont des institutions locales fondamentalement imbriquées dans leur contexte social, qui réagissent toujours à l’évolution de leurs circonstances structurelles. Ainsi, l’émergence des gangs peut être liée de manière générale à des conditions plus larges d’inégalité, et de lutte contre la discrimination et l’exclusion sociale. Mais dans quelle mesure les interventions par des gangs dans le contexte de la propagation du Covid-19 sont-elles altruistes ou plutôt instrumentales ?

C’est une question que nous explorons actuellement dans le cadre de notre recherche comparative sur la dynamique des gangs au Nicaragua et en Afrique du Sud pour le projet GANGS. Le matériel de recherche qui a nourri cet article s’adosse à une recherche en cours qui se déroule en ce moment au Nicaragua et en Afrique du Sud.

Notre planning de recherche a été considérablement perturbé par la crise de Covid-19. A peine étions-nous arrivés en Afrique du Sud le 12 mars pour un mois de travail de terrain que nos universités respectives nous ont demandé de rentrer dans la précipitation en Europe. Grâce à WhatsApp et aux nouvelles technologies, nous sommes cependant en contact permanent avec de nombreuses personnes-ressources qui nous aident sur le terrain, et que nous connaissons pour la plupart depuis plus de vingt ans.

Nous avons discuté virtuellement avec divers types d’habitants des quartiers pauvres des villes au Nicaragua et en Afrique du Sud dans lesquelles nous effectuons nos recherches, y compris des membres de gangs et des trafiquants de drogue. Nous leur avons demandé comment le Covid-19 avait affecté leurs activités.

Leurs réponses apportent une image bien plus nuancée que la plupart des reportages publiés jusqu’à maintenant, suggérant en particulier que dans certains cas, le Covid-19 a donné lieu à la fois à des contraintes mais aussi à de nouvelles opportunités pour les gangs et le trafic de drogue. Les actes des gangs s’inscrivent alors moins dans une dynamique altruiste que dans une recherche de gains personnels ou de rapports de force.

Le Nicaragua, entre peur et ignorance de la pandémie

Le Nicaragua est devenu notoire comme l’un des rares pays au monde à avoir ignoré les réalités du Covid-19. Le pays n’a ni fermé ses frontières, ni imposé quelconques mesures de confinement, ni favorisé une politique de distanciation sociale, et il n’a pas non plus mis en place de mesures de soutien économique face aux perturbations causées par la pandémie.

Ceci étant dit, nos conversations avec des habitants du barrio Luis Fanor Hernández*, un quartier pauvre de Managua, la capitale du Nicaragua, laisse voir qu’en dépit de l’absence de mesures de confinement et de distanciation sociale formelles, nombre d’individus sont plus réticents à sortir dans la rue et de nombreuses entreprises locales ont fermées.

Comme nous l’a expliqué Doña Yolanda, une habitante du quartier que Dennis connaît depuis plus de vingt ans :

« Les gens ont peur du virus, alors ils ne sortent pas, les rues sont désertes et les magasins fermés ».

Ceci a eu un impact dramatique et extrêmement négatif sur les moyens de survie économique étant donné que beaucoup au Nicaragua – le deuxième pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental après Haïti – vivent au jour le jour.

Cela comprend de nombreux petits trafiquants de drogue tel Antonio, qui nous confia :

« Ce pays est foutu, les gens n’ont pas d’argent, alors ils ne viennent plus acheter de [la drogue]. »

Il nous a envoyé une photo de son stock de drogue invendu, en se plaignant :

« Je peux normalement vendre tout ça en une journée, mais je n’ai rien vendu du tout, personne ne vient, les affaires se sont effondrées. »

Quand le marché de la drogue s’effondre

Nous avons demandé à Antonio s’il avait une stratégie afin de pallier la perte de ses revenus. Il nous a expliqué alors qu’il avait recours à deux stratégies différentes. La première consistait à appeler ses clients de classe moyenne et supérieure et de leur proposer un service de livraison à domicile :

« Comme ça, au lieu de me rencontrer au marché ou qu’ils viennent me trouver dans le quartier, ils m’appellent et je vais chez eux, je dépose la drogue à travers leur portail, je recule de deux mètres, ils la prennent et me laissent l’argent que je récupère ensuite après qu’ils aient reculé de deux mètres. »

Ceci étant dit, Antonio vendait principalement ses drogues – du crack, de la cocaïne, et de la marijuana – à des membres de gangs et autres jeunes du barrio Luis Fanor Hernández, et il n’a qu’une poignée de clients de classe moyenne et supérieure, auxquels il doit offrir une remise de 20 à 30 % par rapport aux prix qu’il pratiquait avant la crise.

La deuxième stratégie à laquelle Antonio a recours est le recouvrement (musclé) de dettes auprès de ses clients. Il n’est pas rare que les trafiquants de drogue au Nicaragua permettent à leurs clients de s’endetter, afin de les fidéliser.

Mais, lorsque ces dettes atteignent un niveau qu’un dealer juge insoutenable, il demande un remboursement partiel de celles-ci, combinant un refus de vendre plus de drogues avec des menaces et de la violence physique afin d’obtenir gain de cause.

Cette violence reste en général maîtrisée, impliquant tout au plus un passage à tabac. Si un trafiquant de drogue par exemple sortait un couteau ou une arme à feu pour une petite dette, il acquerrait une mauvaise réputation auprès de sa clientèle qu’il risquerait de perdre. Le Covid-19 a cependant changé cela, comme Antonio nous l’a expliqué :

« Maintenant, il est plus facile de demander de se faire rembourser ses dettes. À cause du virus, je ne peux pas tabasser les gens, car cela impliquerait de les toucher, alors maintenant j’ai une excuse valable pour les menacer avec un pistolet à deux mètres et demander mon argent. C’est beaucoup plus efficace, les gens ont vraiment peur des armes à feu, alors ils paient tout de suite. »

Il est clair qu’une telle stratégie n’est pas viable sur le long terme, mais elle reflète bien les circonstances extraordinaires précipitées par la propagation du Covid-19, et les actions qui en découlent.

En Afrique du Sud, les gangs forcent les gens à rester dans la rue

La situation en Afrique du Sud est très différente. Le gouvernement a réagi rapidement à la pandémie en imposant un confinement à l’échelle nationale, et des patrouilles par l’armée sud-africaine. Il a également tenté d’organiser des distributions de vivres auprès des communautés les plus défavorisées. Cependant, ni les mesures de confinement ni la distribution de nourriture n’ont été mises en œuvre de manière très efficace.

Dans certains « townships » ou quartiers pauvres du Cap, tel que Mitchells Plain, par exemple, les gangs ont mené des émeutes contre le manque de nourriture, tandis que dans les bidonvilles tel que Overcome Heights, dans lequel nous travaillons, les gangs cherchent activement – et parfois violemment – à forcer les habitants locaux à ne pas rester chez eux mais à poursuivre leurs activités quotidiennes dans les rues du bidonville.

La logique sous-jacente de cette stratégie est clairement de faire en sorte que les habitants du bidonville, qui constituent la plus grande partie de la clientèle des trafiquants de drogue locaux, puissent toujours acheter de la drogue (principalement de la méthamphétamine en cristaux, connue localement sous le nom de « tik »). Ainsi, selon Norma, une habitante d’Overcome Heights et une informatrice clef de Steffen, le trafic de drogue y a en fait prospéré en raison de la pandémie.

En effet, des gangs rivaux du bidonville ont saisi la situation d’urgence provoquée par la pandémie afin de consolider un accord de paix fragile conclu en décembre 2019 après presque deux années de violence extrême qui avait fait plusieurs centaines de morts localement – principalement des membres des gangs, mais aussi parmi les habitants du bidonville. Le trafic de drogue en a bénéficié, se déroulant désormais dans un environnement plus sûr – et plus facilement gérable – qu’avant.

L’émergence de nouvelles entreprises

Ce contexte de paix relative a également permis aux gangs locaux de développer de nouvelles activités qui profitent de la crise du Covid-19.

Par exemple, les mesures de confinement ont conduit à la fermeture des « shebeens » (bars informels clandestins) et de la plupart des petits magasins dans les townships. Les gangs locaux ont pris le relais, vendant de l’alcool et des cigarettes dans leurs maisons de shoot qui eux, restent encore ouverts. Ils le font cependant à des prix très élevés.

Selon Norma, l’alcool est désormais vendu au double de son prix d’avant la pandémie, tandis que les cigarettes coûtent désormais 5 rands (0,25 €) individuellement, contre un prix moyen d’environ 35 rands par paquet de 20 auparavant. Paradoxalement, le prix des drogues est resté ce qu’il était avant la crise.

Les gangs face au Covid-19 – volontaires ou profiteurs ?

Vue depuis Managua et le Cap, les actions des gangs et des trafiquants de drogue par rapport au Covid-19 semblent clairement relever moins de formes de soutien communautaire altruistes, et plus des stratégies liées à leur survie ou bien afin de saisir des opportunités conjoncturelles pour élargir leur base de ressources, aussi bien sur le plan collectif qu’individuellement.

Il en est probablement de même dans d’autres contextes, dont le Brésil, par exemple, où l’emprise des gangs sur les favelas est rarement stable, et différents gangs s’y battent constamment.

Ils doivent aussi faire face à d’autres acteurs armés tels que des milices paramilitaires ou bien l’État brésilien. Agir afin de faire respecter les mesures de confinement permet clairement à un gang assiégé de se consolider, et une pandémie telle que celle du Covid-19 offre la possibilité de changer les rapports de force, d’empiéter sur les territoires d’autres groupes, ou bien de conquérir des nouvelles parts du marché de la drogue.

À ce titre, ce que les actions des gangs pourraient bien signaler, ce sont en fait les limites de la solidarité sociale en temps de crise, et une fenêtre sur le futur si la pandémie devait s’empirer.

Cet article a été publié dans The Conversation le 4 mai 2020. 

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