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Albert Hirschman Centre on Democracy
13 June 2022

Face au conflit Russie-Ukraine: un renouveau du non-alignement?

Jean-Luc Maurer, Professeur affilié au Centre Albert Hirschman sur la démocratie, examine la géopolitique du conflit Russie-Ukraine.

La guerre d’agression criminelle que la Russie a déclenché le 24 février contre l’Ukraine vient de franchir le cap des trois mois et ne semble pas prête de finir. Or, malgré l’unanimité des pays du bloc occidental membres de l’UE ou de l’OTAN et des alliés traditionnels des États-Unis en Asie orientale ou en Océanie pour condamner cette brutale invasion et les crimes de guerre et contre l’humanité auxquels elle a déjà donné lieu, la communauté internationale reste très divisée quant à la position à adopter sur cette affaire. En effet de nombreuses nations membres de l’ONU appartenant en majorité au groupe historique dit des 77, crée en 1964 pour promouvoir le développement des pays dits du Sud, restent dubitatives, hésitent à condamner la Russie et préfèrent rester dans une neutralité au premier abord troublante et difficile à comprendre.

Dans un premier temps, la sidération provoquée par cette agression a pourtant suscité une certaine unanimité dans la condamnation. Ainsi, après une longue période de procrastination due au blocage habituel au sein du Conseil de sécurité, l’AG de l’ONU a voté une première résolution le 2 avril demandant à la Russie de « retirer immédiatement, complètement et sans conditions toutes ses forces militaires » à une écrasante majorité de 141 voix favorables, face à seulement 5 oppositions et 35 abstentions. Les cinq pays ayant voté contre cette résolution sont sans surprise la Russie elle-même, son vassal la Biélorussie, les régimes dictatoriaux pestiférés dépendants d’elle que sont la Syrie et l’Érythrée ainsi que la sinistre Corée du Nord. Toutefois, parmi les 35 pays qui se sont abstenus, on comptait déjà de très nombreux poids lourds dont la Chine et l’Inde, mais aussi le Pakistan, l’Iran, l’Afrique du Sud ou l’Algérie. Puis ce front assez unanime s’est lézardé et lors du vote d’une seconde résolution de l’AG du 7 avril proposant d’exclure la Russie du Conseil des droits de l’homme, seuls 93 pays se sont prononcés en sa faveur, 24 s’y opposant et 58 choisissant de s’abstenir. Parmi les 24 pays qui ont voté contre, on retrouve les quatre qui avaient déjà soutenu la Russie précédemment, mais cette dernière a cette fois rallié à sa cause de nombreux pays d’Asie, à commencer par la Chine, suivie des frères communistes du Vietnam et du Laos ainsi que de toutes les anciennes républiques islamiques soviétiques de l’Asie centrale, les alliés naturels d’Amérique du Sud que sont Cuba et le Nicaragua et de nombreux pays africains comme l’Algérie, le Mali, le Congo ou l’Éthiopie. Cependant, c’est le nombre de pays s’étant abstenus qui est plus inquiétant car on y compte la plupart des poids lourds démographiques et politiques du monde non-occidental : l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh, la Thaïlande, le Brésil, le Mexique, l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Angola, le Mozambique, l’Arabie Saoudite, le Qatar et Oman notamment. Six d’entre eux sont même membres du G20 (Inde, Indonésie, Brésil, Mexique, Afrique du Sud et Arabie Saoudite) qui est plus divisé que jamais sur cette question puisque la Russie y bénéficie du soutien de la Chine. Depuis lors, ce nouveau clivage Nord-Sud ne s’est pas démenti : les pays qui refusent de condamner fermement la Russie représentent donc les 2/3 de l’humanité ! Plusieurs raisons complémentaires permettent d’expliquer et de comprendre cette situation inquiétante pour l’avenir ?

Tout d’abord, pour beaucoup de pays du Sud, le conflit entre la Russie et l’Ukraine est confus et relève des séquelles de l’implosion de l’URSS. Ils ne sont pas loin de considérer qu’il s’agit là d’une affaire interne à la « grande Russie » dans laquelle ils ne veulent pas prendre parti au nom d’un principe de non-ingérence, en l’occurrence interprété de manière très discutable. Cela ressort particulièrement bien par rapport au cas de la Crimée, déjà annexée en 2014 par la Russie, région devenue majoritairement russophone après que la population autochtone Tatar a été massacrée et déportée en Sibérie par Staline au lendemain de la seconde guerre mondiale, et offerte en 1954 par Krouchtchev à son Ukraine natale quand il dirigeait l’URSS.

Ensuite, les objectifs de l’Occident, des États-Unis et de l’OTAN leur semblent à juste titre suspects. Après avoir commencé à tourner le dos à l’Europe depuis la présidence Obama pour se concentrer sur sa rivalité croissante avec la Chine dans la région indopacifique, les États-Unis semblent en effet avoir redécouvert leur vieil ennemi russe et vouloir mener contre lui, par l’intermédiaire de l’Ukraine, une nouvelle guerre au nom du combat de la démocratie contre le totalitarisme. Or nombreux sont les pays du Sud qui ont fait les frais de la guerre froide et des guerres chaudes qu’ont mené sur leur territoire les deux puissances dominantes de l’époque. Il serait fastidieux d’énumérer ici tous les conflits sanglants de cette nature qui ont émaillé l’histoire de la seconde partie du 20e siècle, de la capitulation de l’Allemagne nazie en mai 1945 jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989. On ne peut toutefois pas passer sous silence la guerre de Corée de 1950 à 1953, les interventions armées des États-Unis dans leur pré carré latino-américain au Guatemala en 1954 et 1960, à Cuba en 1959-60, au Salvador et au Nicaragua en 1980, à Grenada en 1983 et à Panama en 1989 et surtout la guerre du Vietnam élargie au Cambodge et au Laos de 1961 à 1975. Et tout cela sans compter les innombrables coups d’États militaires sanglants organisés avec le soutien de la CIA américaine et ses alliés aux quatre coins de la planète, du Brésil et du Congo en 1964 à l’Indonésie en 1965 et au Chili en 1973. Il est vrai que l’URSS s’est comportée de manière guère moins brutale pour supprimer les velléités démocratiques au sein du bloc socialiste, de Budapest en 1956 à Prague en 1968. Mais une chose est certaine : de très nombreux pays du Sud ont payé le prix fort de la guerre froide et ne veulent pas se retrouver une nouvelle fois coincés entre le marteau et l’enclume face à un choix cornélien.

En outre, le comportement plus récent de l’Occident sur la scène internationale ne le place pas en bonne position pour condamner les pays qui violent la souveraineté d’autres nations et leur donner des leçons de morale ! En effet, après la fin de la guerre froide, les États-Unis, devenus la seule puissance hégémonique planétaire, touchés au cœur par le terrorisme islamique lors des attentats du 9/11 mais aveuglés par leur hubris, se sont lancés, sous l’influence du groupe des bien nommés « neocons » qui entouraient Georges Bush, dans une croisade planétaire pour imposer la démocratie dans le monde par la force armée. À la tête d’une coalition de pays serviles - dont la Grande-Bretagne d’un Tony Blair qui a perdu son honneur dans cette entreprise, ils n’ont pas hésité pour cela à envahir en 2003 l’Irak, accusé contre toute logique d’être à l’origine des attentats et de détenir des armes de destruction massives inexistantes, semant le chaos et la désolation dans ce pays et par ricochet en Syrie voisine et dans toute une région qui n’arrive toujours pas depuis lors à se remettre de cette infâmie. Leur intervention s’est accompagnée de crimes de guerre et contre l’humanité ainsi que de graves atteintes aux droits de l’homme et à la dignité humaine dans les centres de détention abjects d’Abu Ghraib et de Guantanamo où la torture a été systématique. Toutes proportions gardées, ce que la France a fait en Lybie, où son intervention s’est soldée en 2011 par l’assassinat sordide de Khadhafi, est tout aussi criminel. Et l’attitude des États-Unis qui couvrent depuis des décennies l’annexion ouverte et continue d’une portion croissante des territoires palestiniens par Israël en opposant leur veto aux très nombreuses résolutions de l’ONU pour tenter d’y mettre fin n’est pas faite pour accroître leur légitimité à donner des leçons en la matière. Les pays du Sud qui aujourd’hui s’abstiennent de condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine ont tout cela à l’esprit et l’on peut donc comprendre qu’ils soient sceptiques devant les appels des États-Unis et de l’Occident à joindre leur croisade contre Moscou face à un conflit complexe dont ils ne comprennent pas tous les enjeux et qui ne leur semble pas pire que ce qui a été fait en Irak, en Lybie ou ailleurs. Il faut aussi dire que plusieurs d’entre-deux sont des clients fidèles de Moscou qui leur vend des armes et équipe ou forme leurs forces armées à des conditions favorables. Cela dit, la vieille habitude des puissants consistant à dire aux plus faibles « faites ce que je dis, pas ce que je fais ! » semble en l’état atteindre ses limites.

Dans une perspective historique plus longue, il ne faut pas sous-estimer non plus le fait que de nombreux pays du Sud, principalement en Afrique, n’ont toujours pas digéré les avanies de la colonisation et de l’esclavagisme qui l’a accompagné ou des politiques néocoloniales qui lui ont emboîté le pas. Et ils ont aussi le souvenir qu’à l’époque de la lutte anticoloniale et du début des indépendances, l’URSS a été pratiquement le seul pays à les soutenir. Les très mauvaises relations actuelles de la France avec les pays du Sahel doivent donc aussi s’analyser en se remémorant « l’amitié entre les peuples » qui a lié à Moscou le Mali de Modibo Keïta ou la Guinée-Conakry de Sékou Touré dans les années 60. En dépit de tout ce qu’elle peut faire en Ukraine, la Russie d’aujourd’hui tire toujours avantage de cette réputation de solidarité passée avec ce qu’on appelait le Tiers Monde, comme une sorte de rente historique.

Enfin, pour en revenir à une dimension éminemment contemporaine, dans la croisade que l’actuel président des États-Unis Jo Biden a lancé pour promouvoir la supériorité de la démocratie libérale face aux démocraties dites « illibérales » comme celles de Modi en Inde, d’Erdogan en Turquie et de Bolsonaro au Brésil ou aux nombreux régimes autoritaires, totalitaires et dictatoriaux du monde dont Xi Jinping est à la fois le hérault et le héros, de nombreux États du Sud restent dubitatifs. D’une part, outre le fait que la crédibilité de Jo Biden est entachée par le fait qu’il a voté en faveur de l’invasion de l’Irak, la démocratie américaine a démontré toutes ses limites et outrances avec Donald Trump. Il est difficile pour ces pays de continuer à admirer la nation qui se prétend être la démocratie la plus ancienne et accomplie, revendiquant même parfois avec une infinie suffisance sa nature « essentielle », devant l’invasion du Congrès de Washington par des hordes barbares en tenue de combat et les tueries de masse perpétrées par des fous sanguinaires qui ensanglantent ses villes chaque semaine. Plus divisés que jamais, les États-Unis leur donnent plutôt l’image d’un pays au bord de la guerre civile et sur le déclin, inefficace et injuste, qui n’arrive décidément pas à surmonter ses vieux démons et à faire les réformes lui permettant de régler ses problèmes sociaux, son racisme viscéral et sa violence congénitale. Au contraire, avec la montée d’un national-populisme empreint d’intolérance, de religiosité et d’obscurantisme, il semble régresser et la perspective hélas possible et bien sombre d’un retour à la présidence de Trump en 2024 n’est pas faite pour rassurer le reste du monde sur son rôle avenir.

À l’inverse, la République populaire de Chine de Xi-Jinping représente le contre-modèle d’un pays en plein essor qui a réussi en quelques décennies à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté et à mettre en œuvre une politique de développement économique et social lui permettant d’espérer redevenir d’ici le centenaire de sa révolution en 2049 la première puissance du monde qu’elle était jusqu’au 19e siècle. Il n’est donc pas surprenant qu’une proportion importante de la population de nombreux pays du Sud et même du Nord en soit arrivé à penser qu’un régime autoritaire est plus efficace à gouverner qu’un système démocratique qui a souvent été investi par les oligarchies traditionnelles à leur profit, est gangréné par la corruption et n’a pas tenu ses promesses de justice et de liberté. Cela explique en bonne partie que la démocratie soit remise en question un peu partout aux quatre coins de la planète, que l’autoritarisme ait le vent en poupe et que de nombreuses voix s’élèvent pour en promouvoir les atouts et même, ironie suprême, voter démocratiquement en sa faveur comme on l’a vu souvent dans l’histoire, de l’Italie en 1922 et de l’Allemagne en 1933 jusqu’à nos jours, aux États-Unis en 2016, au Brésil ou en Turquie en 2018 et en Hongrie ou aux Philippines le mois dernier.

Voilà les raisons qui expliquent l’attitude réservée de nombreux pays du Sud face à l’invasion par la Russie de l’Ukraine pour la défense de laquelle l’Occident s’est mobilisé de manière un peu trop enthousiasme pour ne pas être suspecte à leurs yeux. À l’époque de la guerre froide, ces pays avaient déjà essayé d’échapper à la nécessité de choisir entre la « peste américaine » et le « choléra soviétique » en créant le Mouvement des non-alignés lors de la conférence de Bandung en 1955 présidée par Sukarno, entouré de Nehru, de Nasser, de Nkrumah, de Norodom Sihanouk et même de Zhou Enlai. Le funeste conflit armé qui ensanglante à nouveau une Europe où l’on pensait « ne jamais plus revoir cela » ranime une certaine résurgence de cet esprit du non-alignement. Et cela ne va pas rendre plus facile la gestion des affaires d’un monde désormais confronté à une crise économique dévastatrice, qui peut avoir des conséquences catastrophiques pour certains pays très dépendants des importations de gaz ou de blé en provenance de Russie ou d’Ukraine, à un moment où il faut adopter des mesures écologiques drastiques pour éviter le désastre climatique promis à l’horizon 2050.

Très concrètement, le clivage évoqué plus haut qui s’approfondit au sein du G20 illustre particulièrement bien cette nouvelle division Nord-Sud croissante de la communauté internationale. Le prochain sommet du club des vingt plus grandes économies de la planète doit en effet se tenir à Bali à la mi-novembre puisque c’est l’Indonésie qui assure sa présidence en 2022. Or, une petite majorité de pays membres de l’alliance informelle de ceux qui soutiennent activement l’Ukraine, tous du Nord au sens économique du terme, ne veut pas s’assoir à la même table que Putin et insistent pour que la Russie ne soit pas invitée. Les autres, majoritairement du Sud, la Chine en tête, ne partagent pas entièrement cette position de rupture ou sont même d’un avis résolument contraire. Face à cela, le président indonésien Jokowi, hôte du sommet et placé dans une situation très inconfortable, a annoncé qu’il n’était pas dans son pouvoir d’exclure la Russie mais qu’il inviterait en revanche volontiers Zelensky à également participer à la réunion, ce que ce dernier a déjà accepté. Il est difficile de dire si sa proposition sera retenue et permettra de surmonter le blocage, mais il se pourrait bien au contraire que la guerre entre la Russie et l’Ukraine fasse exploser le G20. Ce ne serait certes pas là son aspect le plus dramatique ni fondamental, mais cette institution emblématique de la phase de globalisation qui s’achève serait alors l’une des victimes collatérales de l’impasse conflictuelle vers laquelle se dirige le concert plus dissonant que jamais des nations.

 

Lisez une version de cet article publiée par The Conversation ici.