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FACULTY & EXPERTS
12 March 2024

Je suis d'où je vais !

A l'occasion de l'exposition réalisée en collaboration avec l'artiste Loris Agosto, le professeur Alessandro Monsutti fait le lien entre la démarche artistique et ses nombreuses années de recherches parmi les migrant·es, les réfugié·es, et les diasporas.

Vous avez organisé une première exposition en 2023 intitulée Destiny/Destination, qui est née d’une collaboration avec l’artiste Carlo Vidoni. Elle suivait la trajectoire de personnes migrantes parties d’Italie ou arrivées en Italie. Qu’avez-vous souhaité montrer à travers cette exposition et quelle était la démarche artistique ?

Carlo Vidoni, un artiste polymorphe, avait été invité à mettre sur pied une exposition au Frioul dans un ancien local industriel reconverti en centre culturel. Comme il était libre de proposer la thématique qu’il souhaitait, il m’a associé à la réflexion. Nous avons d’emblée décidé d’évoquer les trajectoires croisées de migrant·es de diverses provenances. Les lignes de la main ont constitué notre point de départ esthétique et narratif. Elles racontent des histoires, elles portent un message de singularité et dans le même temps d’universalité. Nous sommes partis à la rencontre de huit femmes et hommes qui avaient une expérience migratoire. Ils nous ont parlé d’une humanité commune, caractérisée par une tension entre l’attachement pour les lieux où l’on a grandi et la curiosité pour le monde qui existe au-delà des murs de la maison. Pour continuer et approfondir cette première collaboration et en élargir le propos, nous avons ressenti la nécessité de concevoir un ouvrage. Il inclut les dessins de Carlo, qui rendent visibles la fugacité et la légèreté des vies, mes textes poétiques, qui évoquent mes itinérances émotionnelles, ainsi que les contributions de cinq autres personnes qui parlent de leur parcours existentiel.


Vous venez d’installer à la Bibliothèque de l’Institut une nouvelle exposition intitulée Je suis d’où je vais ! en collaboration avec l’artiste Loris Agosto. Pourquoi avoir choisi ce titre et quel est l’objectif de cette nouvelle exposition ?

La démarche a été différente. Loris Agosto est un peintre qui travaille habituellement sur des toiles qu’il a préalablement réduites en boule avec un enduit de façon à produire des peintures tridimensionnelles. Ayant lu Homo itinerans, il a été frappé et touché par cette phrase que m’a dite un montagnard afghan dans le lointain été 1996 et avec laquelle j’ouvre le manuscrit : « Je suis d’où je vais ! » La vie en action, la vie comme voyage. Loris a également lu certains de mes textes poétiques. C’est lui qui a pris l’initiative d’entrer en dialogue avec ces écrits. Il a conçu des statues d’itinérant·es, constituées par des toiles plissées enroulées autour d’une armature en bois desquelles émergent des masques. Il a appliqué le même principe à des cailloux où l’on distingue un visage humain, sans que l’on sache bien s’il est en train de naître ou de se faire engloutir. L’œuvre, visible à la bibliothèque de l’Institut, est ainsi triple, car elle est complétée par un texte de poésie visuelle, imprimé sur une plaque transparente avec en arrière-fond du papier froissé : Lettre à la terre, le dialogue imaginaire entre un homme et la planète qui le porte et le nourrit, composé en pleine période de confinement causé par la pandémie de Covid-19.


Pourquoi avez-vous décidé de collaborer avec les artistes Carlo Vidoni et Loris Agosto ?

Je les connaissais depuis plusieurs années. Tous deux habitent à Tarcento, lieu d’origine de ma famille paternelle au Frioul, une région de frontière de l’Italie proche de la Slovénie et remplie de la mémoire de conflits, de migrations, de tremblements de terre… Eux désiraient diversifier leur production artistique, alors que je ressentais le besoin d’explorer de nouveaux modes d’expression, de sortir de l’écriture académique. Les choses se sont développées très fluidement. Je ne me suis pas inventé peintre, sculpteur, photographe ou cinéaste. J’ai poussé les limites de mon écriture. J’ai toujours lu de la poésie et ai été nourri plus particulièrement au cours de mes pérégrinations transnationales d’ethnographe par la richesse de la poésie persane, qui pénètre la vie quotidienne des personnes que j’ai eu la chance de côtoyer. Rumi, Saadi, Hafez ont été mes compagnons de route… mais aussi Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire et même Ezra Pound, dont je ne partage pas les opinions politiques mais dont les textes m’interpellent. J’ai plus récemment commencé à lire Alda Merini. J’ai aussi un intérêt ancien pour la poésie scaldique.


Une troisième exposition est en préparation pour le mois de septembre prochain. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Cette exposition est plus directement appuyée sur mon travail de chercheur parmi les personnes migrantes et les réfugiées. Elle est née d’une collaboration avec mes collègues des Universités de Trieste et de Koper, Roberta Altin, Katja Hrobat Virloget et Giuseppe Grimaldi. Nous avons sillonné pendant l’automne 2023 les frontières entre Croatie, Slovénie et Italie pour recueillir les objets abandonnés par les migrant·es qui ont parcouru la périlleuse « route balkanique » : habits, chaussures, sacs à dos, tapis de prière, médicaments, documents d’identité, les hommes et les femmes qui arrivent à Trieste se délestent de tout avant de mettre des habits propres pour être moins visibles, signifiant par là même leur espoir d’ouvrir un nouveau chapitre de leur existence. Dans l’idée de lancer un débat public critique sur le régime légal de l’asile en Europe, l’exposition, intitulée The Garden of the (In)Visible, vient d’être inaugurée en Slovénie et va bientôt être montrée en Italie. Je vais la faire venir à l’Institut en septembre. J’espère que nous aurons l’occasion d’en reparler à ce moment-là.


Vous effectuez depuis de nombreuses années des recherches parmi les migrant·es, les réfugié·es, les diasporas. Quel voyage intérieur vous a mené à la démarche artistique et en quoi est-elle nécessaire ?

Je dis parfois que la recherche est une note de bas de page. Mais ce n’est pas vrai, la recherche est une manière d’être citoyen, d’être au monde. Je conçois l’anthropologie comme un double mouvement : questionner les catégories supposées allant de soi ; s’appuyer pour le faire sur l’observation des faits de la vie de tous les jours et les récits des personnes que l’on rencontre. Conduire des recherches de terrain en Afghanistan n’est pas aisé. Les conditions de sécurité sont précaires, on vit de façon frugale, souvent privé de la sphère intime. Cela m’a renforcé mais a aussi été une leçon de modestie qui a relativisé mes besoins en comparaison à ce que devaient affronter les personnes parmi lesquelles j’évoluais. Le voyage intérieur qui m’a conduit à ressentir la nécessité d’écrire des textes poétiques s’appuie sur les voyages que j’ai entrepris en compagnie des Afghans. L’inconfort physique a conduit à une ouverture mentale et morale.

 

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Exposition de Loris Agosto en collaboration avec Alessandro Monsutti, du 1er mars au 15 juin 2024 à la Bibliothèque Kathryn and Shelby Cullom Davis