Comment avez-vous choisi votre sujet de thèse ?
En 2017, après avoir obtenu mon master à l’IHEID, j’ai fait la connaissance de la professeure Graziella Moraes Silva. J’ai eu la chance de l’assister dans la conduite de ses recherches pour le projet ANR Global Race et j’ai effectué un recensement des commissions de vérification en charge de lutter contre les fraudes raciales aux quotas, qui se multipliaient alors dans les universités brésiliennes. J’ai découvert un objet de recherche passionnant, au cœur des enjeux de construction et déconstruction des catégories.
J’ai soumis un projet de recherche sur cette thématique et, en 2018, j’ai obtenu un financement du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Le projet visait à comprendre en quoi l’institutionnalisation des commissions de vérification de l’autodéclaration raciale changeait la conceptualisation de la race, et dans quelle mesure cela impactait l’ensemble du mouvement noir au Brésil.
C’est lors d’un premier pré-terrain au Brésil, à l’été 2019, que j’ai pris conscience du climat politique délétère du pays à l’ère de Bolsonaro, et également de la gêne et des détournements lorsque j’abordais la question des commissions avec différents membres de collectifs. Ces difficultés d’accès au terrain m’ont conduite à me poser la question de l’utilité sociale de ma recherche, centrée sur ce qui apparaissait comme le contrepoint négatif d’une politique par ailleurs fructueuse et essentielle. Peu avant d’achever ce pré-terrain, j’ai donc décidé de déplacer légèrement l’objet de ma recherche, qui porterait sur la réception des politiques d’action positive au Brésil par des participant·es à des cours préparatoires gratuits d’entrée à l’université (pré-vestibulares).
Mon terrain au Brésil a ensuite été interrompu très rapidement par la pandémie de COVID-19. Ce pays a été l’un des plus durement frappés et les équipes du pré-vestibular ainsi que mon université d’accueil ont dû fermer leurs portes jusqu’à nouvel ordre. J’ai pu maintenir des collaborations étroites avec les équipes pédagogiques et les jeunes participant·es aux cours préparatoires en ligne, mais le retour incertain au Brésil m’a conduite à chercher un plan B pour ma recherche. À la lecture des travaux de Daniel Sabbagh sur l’indirect affirmative action et sur le dispositif mis en place par Sciences Po Paris, j’ai envisagé la potentialité d’une comparaison France-Brésil, deux pays historiquement color blind qui ont emprunté des voies très différentes vers l’action positive.
Mon chemin vers une perspective comparée de la réception des politiques d’action positive est sinueux, peut être presque accidentel ! Il montre la nécessité des chercheur·es en sciences humaines et sociales de constamment s’adapter aux nouvelles contraintes politiques et logistiques pour produire des recherches empiriquement solides et pertinentes.
Pouvez-vous décrire les questions de votre thèse et la méthodologie que vous utilisez pour les aborder ?
En mobilisant l’approche de la réception théorisée notamment par Anne Revillard, je propose d’analyser conjointement les effets et les usages des politiques d’action positive par les bénéficiaires en France et au Brésil. Il s’agit d’une approche de la co-construction, qui permet de comprendre comment les bénéficiaires des politiques participent à la transformation de ces politiques par leurs compréhensions et leurs appropriations.
Pour ce faire, je me base premièrement sur un corpus de données qualitatives composé de 87 entretiens semi-directifs effectués avec des personnes qui ont bénéficié des programmes d’action positive en France et au Brésil, ou des personnes qui sont ciblées par ces politiques et que j’appelle « potentiel·les bénéficiaires ». J’ai également mené des entretiens avec des tuteurs et tutrices et des professeur·es qui les accompagnent dans le cadre de la préparation aux concours et examens d’entrée aux universités. Deuxièmement, j’ai conduit une enquête ethnographique au sein de deux ateliers de préparation au concours d’entrée à Sciences Po dans deux lycées de Seine-Saint-Denis et au sein de cours préparatoires gratuits d’entrée à l’université au Brésil, que j’ai rejoints en tant que professeure d’anglais bénévole pendant deux années (principalement en ligne du fait de la pandémie). Troisièmement, j’ai analysé 145 rédactions écrites par des jeunes qui participaient aux cours préparatoires d’entrée à l’université au Brésil en 2001 et en 2022, et qui traitent de la question des quotas et du racisme.
Quelles sont vos principales conclusions ?
Les résultats obtenus à partir de l’analyse du cas brésilien soulignent les effets parfois paradoxaux de la mobilisation d’un critère racial pour mettre en œuvre une politique publique. Dans le cas du Brésil, les paradoxes découlent notamment des différences de perceptions de ce qu’implique le fait de s’autodéclarer Noir·e pour les quotas, et renvoient à des perceptions différentes du but même de la politique. En outre, la prise en compte de la dimension raciale pour mettre en œuvre une politique publique peut contribuer à politiser la question des privilèges de race, mais aussi de classe, au sein d’une société structurellement inégalitaire et post-esclavagiste.
En miroir, l’analyse par le bas du cas français suggère que le contournement du critère racial par le biais du territoire peut créer des effets de solidarités interterritoriales, puisque les enquêté·es soutiennent l’élargissement du dispositif d’action positive à des élèves scolarisé·es dans des zones rurales qui sont a priori moins concerné·es par la problématique des discriminations raciales du fait de la démographie de ces territoires. Par contre, le contournement du critère racial par le biais du territoire ne suffit pas à évacuer complètement la problématique de la réification des catégories. En effet, les candidat·es de Seine-Saint-Denis souhaitant intégrer Sciences Po par le biais de la procédure des « Conventions éducation prioritaire » (CEP) sont amené·es à se conformer à une représentation réifiée de la différence pour correspondre à une image de la diversité à la fois productive et désirable du point de vue de l’école et, simultanément, à minimiser cette différence pour montrer leur capacité à acquérir les codes de l’élite d’une grande école française. Au cours de ce processus, les candidat·es anticipent et déjouent, par leurs discours et présentations de soi, des stéréotypes ou des représentations qui découlent de modalités intersectionnelles de catégorisation.
La thèse montre aussi, à partir du cas brésilien, le potentiel transformateur lorsqu’une politique est mise en œuvre selon une logique antidiscriminatoire. Dans ce pays, les enquêté·es estiment que la responsabilité de remédier aux inégalités sociales et raciales incombe désormais à l’État, et non plus aux individus qui devraient surmonter les préjugés par la mise en œuvre de leur mérite. Ces résultats soulignent l’« efficacité symbolique » du droit, d’une part. D’autre part, ils montrent qu’une compréhension accrue des mécanismes de discrimination permet de déconstruire l’idée de « privilège indu » ou de « préférence inversée » qui reste souvent mobilisée contre l’action positive, et qui découle d’une application stricte et color blind des principes méritocratiques.
Pouvez-vous donner un exemple de sujet d'actualité sur lequel votre thèse pourrait apporter un éclairage nouveau ?
Aujourd’hui, les politiques de diversité et les mesures de discrimination positive font l’objet d’un fort discrédit, avec notamment un recul des États-Unis en la matière. Les personnes qui critiquent ces politiques argumentent souvent que celles-ci contribuent à diviser la population sur la base de critères raciaux, ou encore qu’elles conduisent à favoriser injustement certains groupes au détriment des autres. Un autre argument souvent avancé est que le fait d’obtenir une place non pas en fonction de son mérite personnel mais par le biais d’une mesure préférentielle pourrait nourrir un sentiment d’infériorité des bénéficiaires, en les maintenant dans une posture victimaire. S’appuyer sur la pratique et l’expérience des bénéficiaires permet de reconsidérer ces débats et de déconstruire des arguments souvent mobilisés dans les sphères politiques et médiatiques pour légitimer le ralentissement, voire l’abandon, de ces politiques sociales.
Qu’allez-vous faire dans votre vie postdoctorale ?
J’occupe actuellement un poste de coresponsable formation au sein de l’organisation sociale Yojoa, basée à Genève. Cette organisation, créée en 2020, vise à accélérer l’inclusion professionnelle de jeunes issu·es de la migration en leur proposant un accompagnement personnalisé et des ateliers de savoir-être professionnel (soft skills). Elle effectue également des formations auprès d’entreprises et d’organismes publics sur les thématiques de la diversité, de l’inclusion et des discriminations, et agit au niveau de la société en occupant un espace dans le débat public sur ces questions. Je suis très heureuse de pouvoir mobiliser les compétences et les connaissances acquises dans le cadre de mon doctorat pour conduire cette nouvelle mission !
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Camille Giraut a soutenu sa thèse de doctorat, intitulée « L’action positive en contextes color blind : la réception par les bénéficiaires en France et au Brésil », le 31 janvier 2025 devant un jury présidé par Grégoire Mallard, professeur d’anthropologie et de sociologie et relecteur interne, et composé de Graziella Moraes Dias Da Silva, professeure adjointe d’anthropologie et de sociologie et codirectrice de thèse, Verônica Toste Daflon, professeure assistante au Département de sociologie de l’Université fédérale Fluminense, au Brésil, et codirectrice de thèse, Daniel Sabbagh, directeur de recherche à Sciences Po, Paris, et relecteur externe, et Sébastien Chauvin, professeur associé à l’Université de Lausanne et relecteur externe.
Comment citer la thèse :
Giraut, Camille. « L’action positive en contexte color blind : la réception par les bénéficiaires en France et au Brésil. » Thèse de doctorat, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, 2025.
Un résumé de la thèse est disponible sur cette page du Repository. Pour plus d’informations, veuillez contacter Camille Giraut.
Image de bannière : Shutterstock/Dedraw Studio.
Entretien par Nathalie Tanner, Bureau de la recherche.