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27 August 2021

A l’aéroport de Kaboul, « une migration choisie et très contrôlée »

Professeur et spécialiste des migrations en provenance de l’Afghanistan, Alessandro
Monsutti souligne le caractère inédit du pont aérien et réfute le risque d’une vague migratoire
menaçant la Suisse.

Les Etats-Unis annonçaient jeudi avoir évacué avec leurs alliés 95 700 personnes
depuis la chute de Kaboul à la mi-août: des ressortissants occidentaux et leurs collaborateurs afghans ainsi que leurs familles.

Le rythme des évacuations a diminué, sur fond de menaces terroristes contre l’aéroport qui se sont vérifiées avec plusieurs attaques à l'explosif jeudi après-midi. Les derniers jours du pont aérien depuis l’aéroport de Kaboul ne seront pas suffisants pour évacuer toutes les personnes qui craignent les représailles des talibans.

Professeur à l’Institut de hautes études internationales et de développement (IHEID), à Genève, spécialiste de la migration des Afghans, Alessandro Monsutti replace ce pont aérien dans un contexte historique.

Le Temps: La fuite des Afghans évacués depuis l’aéroport de Kaboul est-elle
comparable aux précédents exodes qu’a connus le pays?


Alessandro Monsutti: C’est une situation inédite dans une longue histoire de migration. En effet, la mobilité a permis aux Afghans de survivre à plus de quarante ans de guerre. Ils envoyaient systématiquement des membres de leurs familles en Iran ou au Pakistan.

Ces deux pays accueillent respectivement 3,5 et 3 millions d’Afghans. Les migrants allaient ensuite plus loin, dans les pays du Golfe voire en Europe, pour envoyer de l’argent au pays. Il s’agit souvent de jeunes peu formés prêts à accepter n’importe quel boulot.

Aujourd’hui, pour la première fois, un pont aérien a été organisé pour évacuer les Afghans les plus menacés qui ont collaboré avec les Américains et leurs alliés en même temps que les derniers ressortissants occidentaux.

En quoi cela fait-il une différence?
Dans le cas présent, c’est une migration choisie et très contrôlée. Les pays qui organisent cette évacuation, à commencer par les Etats-Unis, filtrent les Afghans qui peuvent partir. Cela aboutit à une situation dramatique et paradoxale.

Les personnes qui ont travaillé avec les Américains ou pour l’ancien gouvernement afghan craignent les représailles des talibans, malgré les énoncés rassurants de ces derniers, et veulent quitter à tout prix l’Afghanistan.

Mais, ce faisant, le pays se vide de la classe moyenne qui s’était constituée ces 20 dernières années après que les talibans ont été chassés du pouvoir à la suite des attentats du 11 septembre.

Mais existe-t-il une alternative à ce sauve-qui-peut?
C’est humain de se démener pour aider les gens qu’on connaît. Nous-mêmes, à l’Institut, avons mis en place une cellule de crise pour tenter par tous les moyens de soutenir nos anciens étudiants afghans qui se sentent en danger. Certains ont obtenu un visa de la part de la Suisse. Mais Berne n’organise plus de vols de rapatriement. C’est une situation extrêmement pénible.

Nous sommes comme des démiurges, en position de choisir qui mérite d'être sauvé ou non. Tous les Afghans qui n’ont pas de connexions avec l’étranger, je pense aux minorités dans les provinces, n’ont aucun moyen de partir, les frontières terrestres du pays étant fermées.

L’exode de l’intelligentsia afghane n’est malheureusement pas une nouveauté. Elle s’était déjà produite avec la chute du régime communiste et la prise de Kaboul par les moudjahidines à la suite du retrait soviétique.

Les talibans ont jusqu’à présent toléré ce pont aérien, tout en fixant une limite au 31 août.
Leur position est difficilement lisible.

D’un côté, ils perdent des compétences précieuses dont ils ont besoin pour gérer le pays. De l’autre, ils sont peut-être soulagés de voir partir des opposants potentiels.

Depuis leur premier règne, la capitale afghane a connu une croissance démographique exponentielle dopée par l’aide internationale. Il y aurait aujourd’hui plus de 5 millions d’habitants à Kaboul, contre moins d’un million à la fin des années 1990. Mais les talibans sont aussi très informés.

Ils disposent de listes des gens qui ont travaillé pour les Américains et les anciennes institutions afghanes. Les talibans ont démontré beaucoup d’intelligence politique pour conquérir l’Afghanistan.

Qu’est-ce qui va prévaloir? Le pragmatisme politique et leur volonté de se faire reconnaître comme le gouvernement légitime de l’Afghanistan par la communauté internationale? Ou la tentation à étendre toujours plus leur contrôle sur la société afghane, quitte à recourir à des mesures répressives?

La vague de départs peut-elle concerner la Suisse?
A moins d’une semaine de l’ultimatum du 31 août, les Américains et leurs alliés disent avoir évacué plus de 95 000 personnes, des ressortissants occidentaux ainsi que des Afghans menacés et leur famille.

Le pont aérien sera insuffisant pour évacuer toutes celles et ceux qui ont collaboré de près ou de loin avec les Américains et l’ancien régime. On parle de centaines de milliers de gens. Mais je répète qu’il s’agit d’évacuations à la discrétion des pays d’accueil.

Si un Etat ne veut pas accueillir de réfugiés afghans, il lui suffit de ne pas organiser de vols. Il n’y a pour l’instant aucun mécanisme de répartition entre pays d’accueil. La Suisse a déclaré en avoir assez fait. Berne a annoncé mardi avoir évacué tous les Afghans et leurs familles qui ont travaillé avec la Suisse. Que pourrait-elle faire de plus? La Suisse est très frileuse.

En même temps, l’accueil tous azimuts n’est pas une solution pour l’Afghanistan, qui a besoin de personnes ayant des compétences techniques. La Suisse pourrait être plus offensive sur le plan diplomatique. Elle jouit d’une excellente réputation en Afghanistan, due à sa neutralité et à la présence du Comité international de la Croix-Rouge.

Aucune solution ne peut être trouvée sans dialoguer avec les talibans. Ces derniers demandent à la communauté internationale de les reconnaître au nom du pluralisme et de leur droit à gérer différemment l’Afghanistan d’autres pays.

Les pays occidentaux doivent les prendre au mot et leur donner une chance d’entrer dans le concert des nations. Pour cela, les talibans devront quant à eux respecter un certain pluralisme à l’intérieur de leurs frontières.

Cet entretien, réalisé par Simon Petite, a été publié dans Le Temps du 27 août.