Poser la question de l’Occident et de son rapport au monde est inévitable aujourd’hui. Bien sûr, cette question n’est pas nouvelle. Mais les multiples crises qui bouleversent notre monde en ce moment se rejoignent sur des lignes de faille géopolitiques qui doivent beaucoup à l’histoire de l’Occident et de son rapport « au reste ». Et pour agir et faire face, il est nécessaire de comprendre, même si trop souvent aujourd’hui le temps de l’action ne semble plus pouvoir prendre en compte une telle nécessité.
Qu’est-ce que l’Occident ? Cette question seule pourrait remplir des livres – un espace géographique, une culture, un système de valeurs, un acteur géopolitique, une concentration de pouvoir économique et politique, un modèle particulier de relation à la terre et à l’humain ? Peut-on vraiment parler de un Occident (unifié) alors que l’histoire de cet espace (quelles que soient la définition et les frontières qu’on lui donne) a été marquée par les conflits et les déchirements parmi les plus violents et les plus extrêmes que le monde ait jamais connus ? Et si l’Occident est pluriel, l’opposition binaire entre l’Occident et les « autres » a-t-elle encore du sens ? Quant au reste du monde, il ne se définit plus, et depuis longtemps, simplement comme le « non-Occident ». Là aussi, penser un bloc est bien artificiel tant ce reste du monde, qui représente plus de 80 % de l’humanité, est complexe et divers. Lorsqu’on déplace la focale, il est donc difficile de se satisfaire de l’opposition simpliste « The West and the Rest ». Dans les transformations actuelles, on peut d’ailleurs voir les signes d’une géopolitique de plus en plus fragmentée et liquide où les alliances se font et se défont, se superposent, voire se contredisent en fonction des alignements d’intérêts, d’objectifs ou de valeurs.
Cela étant dit, il est indéniable qu’au-delà de la fluidité des dynamiques actuelles, notre monde est intensément marqué par un méta-paradigme aux racines européennes et nord-américaines – et en ce sens occidentales. Ce paradigme, profondément et structurellement inscrit dans nos institutions politiques, économiques et sociales, est également au cœur de ce que nous sommes en tant qu’individus, que ce soit en Occident ou au-delà, et peut-être surtout dans l’espace international et multilatéral. On peut identifier au moins cinq dimensions constituantes de ce paradigme : modernité, domination, humanité, égalité et liberté. Simplement en les énumérant, il est possible d’anticiper certaines contradictions internes au système qu’elles constituent ensemble – contradictions qui, de fait, sont aujourd’hui au cœur des débats.
L’Occident comme paradigme est prométhéen. Il porte (car c’est un il) un projet de modernité qui passe par la domination – de la nature d’abord, mais aussi du « non-moderne », qui historiquement inclut les femmes et le « non-Occident ». Cette domination se justifie par le « progrès » à venir qui doit, selon le paradigme, bénéficier aussi aux dominé·es dans la mesure où la modernité promise est censée améliorer la condition humaine dans son ensemble. Car l’Occident comme paradigme place l’Homme (le terme est ici choisi) au centre, après avoir évacué la soumission au divin par le biais de la Réforme puis des Lumières. Certains diraient que Dieu est mort et que l’Homme a pris sa place. Cet Homme s’est donné à lui-même des droits mais aussi des règles. Il a instauré une forme d’autogouvernement qui tente de réconcilier le principe d’égalité avec celui de liberté.
La réalité, pourtant, ne s’est pas complètement alignée sur le paradigme – comme cela est d’ailleurs souvent le cas. Les idées mènent le monde mais ce dernier est fort rétif… Certes, le projet prométhéen a permis des avancées majeures qui se mesurent par l’augmentation significative de l’espérance de vie, la santé, l’éducation et la réduction de la pauvreté. Cependant, l’extractivisme étant au cœur de ce projet, il laisse notre planète exsangue et obère ce faisant le futur de notre espèce. Nous en avons maintenant pris conscience. Qui plus est, la promesse d’une amélioration pour toutes et tous n’a pas été tenue. Ces dernières années, les inégalités ont de nouveau explosé et les anciennes lignes de domination n’ont pas été effacées. Cette dynamique du progrès des inégalités et certains retours en arrière sur les avancées de la modernité entrent violemment en conflit avec la promesse d’universalisme et d’égalité. Parallèlement, on voit aussi que la tension entre liberté et égalité est problématique et que le jeu ici est bien souvent à somme nulle.
Ce sont en partie ces contradictions structurelles qui se jouent aujourd’hui dans nos institutions et nos interactions – que ce soit au niveau national, international ou multilatéral. L’approche académique qui informe les contributions qui suivent est faite pour donner les éléments d’analyse, de contextualisation, d’historicisation, et donc de compréhension située (verstehen) qui sont si nécessaires pour éviter la polarisation du discours. Car aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin de construire ensemble, sans remettre en cause ce qui ne doit pas l’être mais tout en reconnaissant les limites d’un système qui de manière structurelle ne délivre pas certaines promesses. Face aux enjeux existentiels qui lui font face, l’Humanité dans son ensemble, au-delà des frontières historiques et des oppositions symboliques, a besoin d’un nouvel horizon commun qui propose une modernité alternative, intégrant des dynamiques de régénération planétaires et humaines et prenant véritablement au sérieux la promesse d’universalisme inscrite au cœur de nos Nations unies :
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.
Cet article a été publié dans Globe #34, la Revue de l'Institut.