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04 June 2015

Quand l’empire du foot craque de toutes parts

Le football est l’un des moteurs du monde. Il mobilise les foules, il suscite des sentiments forts, il nous fait vivre des moments de pure émotion. D’habitude lorsqu’on pense au football, c’est Cristiano Ronaldo qui vient à l’esprit, la Nati, le Bayern de Munich ou le Barça de Messi. Ce n’est plus le cas depuis que la police cantonale de Zurich a arrêté il y a quelques jours sept dirigeants de la FIFA accusés de corruption, sur requête des autorités américaines.

On respire un air de fin d’empire. Enfin, quelqu’un a osé crier que le roi est nu et il est fort probable que dorénavant nous ne verrons plus le roi comme on le voyait auparavant. C’est donc la fin de l’impunité et du manque de transparence d’un système vétuste et corrompu? Difficile de dire ce qui va se passer. Entre-temps la FIFA vient de réélire M. Blatter à sa tête comme si de rien n’était. Le système de gouvernance mondial du football, dans une logique autoréférentielle imperméable à toute influence externe, reproduit sa hiérarchie.

Andrea-Bianchi.png (Andrea-Bianchi.png)Andrea Bianchi, professeur de droit international

Les événements de ces derniers jours sollicitent quelques considérations sur les véritables enjeux du débat. Tout d’abord il faut remarquer qu’il y a plusieurs jeux qui se jouent sur des terrains différents et qu’il serait bien de démêler.

Il y a de toute évidence une lutte de pouvoir pour déterminer qui doit régir la gouvernance du football. Le président et le comité exécutif gardent tout leur poids face aux associations régionales, y compris la puissante UEFA. Les uns et les autres s’érigent en champions de rigueur morale et d’efficacité managériale: dans ce combat, la communication joue un rôle important. Méfions-nous donc de toute représentation simpliste fondée sur la distinction entre les forces du bien contre les forces du mal, car on aurait probablement du mal à tracer la ligne de démarcation entre les deux. Il faut bien constater ici que les enjeux politiques ont fait perdre de vue le jeu du football aux acteurs impliqués.

Quant aux déclarations de Poutine et de son ministre des Affaires étrangères, elles ont même propulsé cette lutte interne en match politique à l’échelle mondiale. Comme au bon vieux temps de la Guerre froide, l’ennemi de ton ennemi devient mon ami! Dans un étrange revirement de rôle et de situation M. Blatter devient aux yeux de la Russie le héros solitaire qui a le courage de se dresser devant la toute-puissante et méchante Amérique. Le but de toute cette opération – juridique et médiatique – aurait donc été de revenir sur l’attribution de la Coupe du monde à la Russie. On trouvera toujours des fervents supporters de la théorie du complot mais cette fois-ci elle ne me semble pas tenir la route. J’y vois plutôt un trompe-l’oeil, une instrumentalisation flagrante du football par la politique mondiale.

Qui plus est, il y a le jeu de la chasse au coupable. A qui donc la faute? Aux Etats-Unis pour avoir mis leur nez là où il ne fallait pas? Il serait assez simpliste de dire que la faute revient à ceux qui ont décidé d’enquêter. Certes, le ton moralisateur utilisé par les autorités américaines peut irriter. Mais si les allégations contre les dirigeants incriminés sont prouvées devant la justice on ne saurait pas rendre responsables ceux qui se sont chargés de faire du nettoyage!
On a dit aussi que les Etats-Unis auraient violé le droit international en intervenant en Suisse et en enquêtant sur des faits qui ne les concernent pas directement. Ni l’une ni l’autre allégation ne me semblent fondées. Le raid à l’hôtel Baur au Lac de Zurich n’a pas été mené par un groupe d’agents du FBI mais par les forces de l’ordre helvétiques! Les autorités américaines ont véritablement transmis aux autorités suisses la requête d’arrestation des dirigeants de la FIFA. Cela n’a rien d’étonnant car les Etats collaborent tout le temps dans le cadre des traités internationaux d’entraide judiciaire et d’extradition. On verra bien si les Etats-Unis soumettent à la Suisse une requête d’extradition.

Ces personnes sont accusées d’avoir violé un certain nombre de lois américaines en matière de corruption, fraude et blanchiment d’argent. C’est là le résultat d’une enquête menée par le FBI pendant plusieurs années. Le droit international permet à un Etat d’appliquer son droit interne à des personnes ou à des situations qui présentent des liens matériels avec cet Etat. Dans le cas d’espèce, ces liens seraient représentés par le fait qu’au moins en partie la conduite illicite aurait eu lieu aux Etats-Unis (les pots-de-vin auraient été accordés aux Etats Unis) et que plusieurs paiements auraient été faits sur des comptes américains. Le débat sur la légalité de l’opération ne me paraît donc rien de plus qu’une discussion politique sur la puissance américaine dans le monde.

Peut-être donc que la faute retombera (comme souvent dernièrement) sur la Suisse qui n’a rien fait? La procédure pénale ouverte en Suisse en mars dernier par le Ministère public de la Confédération sur la régularité de l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022 a suscité pas mal de perplexités. Pourquoi si tard? Pourquoi avoir perquisitionné les bureaux de la FIFA après coup? Pourtant les rumeurs circulaient depuis longtemps. En effet, il y a de quoi s’interpeller. L’image de la Suisse en souffre déjà. Chaque fois qu’on parle de crimes financiers et de corruption il est si facile pour le reste du monde de nous pointer du doigt. L’image de la Suisse est remise en question et le manque de sécurité de la nation émerge à nouveau face à la énième accusation de connivence avec les grands pouvoirs économiques. Et pourtant, même ceux qui sont le plus versés dans l’exercice de l’autoflagellation nationale n’auraient pas la témérité d’affirmer que ce phénomène de corruption à l’échelle mondiale serait le produit des failles de la législation suisse et des pratiques douteuses d’un seul pays!

La vérité est que tous ces «jeux» qu’on a évoqués ne sont pas forcément en lien direct avec le football. Ces autres terrains de jeu sont susceptibles de détourner l’attention de ce qui est vraiment en jeu: le jeu du football en tant que tel! Il faut que quelque chose change dans le système de gouvernance du football si l’on veut que le football continue à alimenter nos passions et à nourrir les rêves de nos enfants. Les sponsors du football ont déjà tiré la sonnette d’alarme en menaçant de partir en masse.

Il n’est pas à exclure que le changement arrivera par le biais des procédures légales en Suisse, aux Etats-Unis ou ailleurs. Ce serait tout de même triste de réaliser qu’il aura fallu des juges pour restaurer la crédibilité du football. Inévitablement les responsabilités pénales individuelles seront établies et cela ne concernera qu’un nombre restreint d’accusés. D’autres s’échapperont du filet de la justice, dont les mailles ne sont pas si étroites qu’on aimerait le croire. Il existe néanmoins une responsabilité politique et morale qui ne relève pas de la compétence des tribunaux. Si le chef suprême de la FIFA n’était pas au courant de ce qui se passait autour de lui dans le système de gouvernance mondial du football, il faut qu’il parte, car il a été négligent et inattentif face à des comportements qui par leur nature illicite et moralement répréhensible portent atteinte à l’image de l’organisation qu’il représente.

A l’instant même où j’écris ces lignes j’entrevois par la fenêtre des gamins du quartier qui jouent au football dans la rue. Ils rêvent tous de devenir des joueurs professionnels. La plupart ignorent qui sont les messieurs qui ont été arrêtés à Zurich ou comment fonctionne la gouvernance mondiale du football. Le jeu qu’ils connaissent et qu’ils pratiquent n’a rien à voir avec les questions qui font la une des journaux. C’est à ce moment-là que j’ai compris l’enjeu. Il faut se battre contre le cynisme à deux sous qui veut nous faire croire que tout est comme ça, qu’on n’y peut rien et que rien ne changera jamais, car l’argent et le pouvoir l’emportent toujours. Cette fois-ci c’est le jeu même qui est en jeu! Il faut sauver le football à tout prix, et les rêves qui le font vivre à travers le monde. Il est temps de tourner la page. La fin de l’empire ne tardera pas, mais pendant que Rome brûle essayons de démêler les différentes questions et de tirer quelques leçons utiles de ce tourbillon d’événements. Et surtout regardons les gamins qui jouent dans la rue. Cela nous fera du bien.

Cet article a été publié dans Le Temps du 2 juin 2015