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28 October 2020

Rencontre avec Marie-Laure Salles, nouvelle directrice de l’Institut

Vous avez pris vos fonctions le 1er septembre 2020. Pourquoi avez-vous accepté de prendre la direction de l’Institut ?

J’admire depuis longtemps l’IHEID. J’admire la qualité de son corps professoral, l’excellence mais aussi la pertinence de la recherche qui est produite à l’Institut. Dans un monde où les problèmes deviennent de plus en plus complexes, interconnectés et transnationaux par nature, le regard international et transdisciplinaire qui est la marque de l’Institut est de plus en plus incontournable. Dans un monde où la collaboration internationale est mise à mal alors qu’on en a plus que jamais besoin, l’Institut représente un hub intellectuel important pour la nécessaire réinvention de cette collaboration. Je me réjouis à l’idée d’écrire, avec l’ensemble de l’équipe et tous nos partenaires, cette nouvelle page de l’histoire de l’Institut. C’est un défi que j’accepte avec enthousiasme mais aussi avec beaucoup d’humilité. 

Comment pensez-vous mettre votre expertise en management et innovation au service de l’Institut et de son rayonnement en Suisse et à l’international ? 

Le management est un outil, et comme tous les outils son efficacité dépend de la manière dont il est manié. J’ai beaucoup étudié le management en tant que chercheuse – une partie de mes travaux de recherche s’est attachée à construire, de fait, une sociologie du management, que je décris parfois comme la « religion » du XX e siècle. À partir des années 1920 nous avons progressivement managé de plus en plus de sphères de nos vies – l’entreprise mais aussi le foyer, puis l’université et l’hôpital, les services publics, le sport, les organisations culturelles, voire même l’église, et jusqu’à nos vies, nos conflits et nos amours. J’ai aussi beaucoup managé moi-même, dans ce monde particulier qu’est le monde académique où les logiques de management entrent parfois en discussion, si ce n’est en conflit, avec les logiques de collégialité qui ont longtemps caractérisé l’Université. Je pense que ce double regard – celui, pragmatique, de l’acteur et celui, réflexif, du chercheur – me permet d’avoir aujourd’hui une maîtrise intéressante de cet outil. J’en vois l’utilité mais aussi les limites et les dangers; je l’utilise sans tomber dans le fétichisme. C’est de fait un peu la même chose avec l’innovation. C’est un outil important lorsqu’on sait le manier, là aussi sans tomber dans le fétichisme qui a toujours un effet boomerang. On voit souvent des entreprises s’épuiser à travers une injonction perpétuelle d’innovation qui, lorsqu’elle n’est pas inscrite dans un projet qui lui donne sens, génère souvent une forte démotivation chez les collaborateurs. C’est cet écueil qu’il faut éviter tout en trouvant les moyens de déclencher une réflexivité créative à tous les niveaux de l’organisation conduisant à une innovation saine et durable. 

Vous êtes spécialiste de la gouvernance d’entreprise, de l’éthique et de la responsabilité sociale des entreprises. Comment un institut universitaire comme le nôtre peut-il innover dans ces domaines ? 

Dans le monde d’aujourd’hui, les frontières entre le public, le privé et les organisations non gouvernementales sont de plus en plus fluides et changeantes. Qui plus est, les grandes organisations – les entreprises en particulier, mais les ONG aussi – ont à la fois une existence très locale, ancrée dans des environnements régionaux ou nationaux, et une projection transnationale. Dans ce contexte transnational, le politique et la gouvernance sont toujours plus des espaces partagés où les multinationales, notamment, jouent un rôle important. Un Institut comme le nôtre doit bien sûr se saisir de cette évolution, des questions qu’elle pose mais aussi des opportunités qu’elle peut présenter pour déployer des solutions durables et actionnables à tous les grands problèmes et enjeux de notre siècle. 

Comment voyez-vous l’évolution de notre Institut dans le paysage académique international et quelles sont vos priorités pour le début de votre mandat ? 

Avant toutes choses, nous devons définir qui nous sommes ou plutôt qui nous souhaitons être, en cohérence avec notre histoire et notre identité, dans ce monde complexe et toujours plus incertain qui est le nôtre. C’est cette cohérence d’identité et de projet qui fera ensuite notre force dans l’environnement coopétitif international. Il faut souligner comment notre monde académique aujourd’hui combine les logiques de compétition classiques avec des logiques de collaboration toujours plus importantes. Avoir une identité forte et savoir l’affirmer est à la fois un puissant atout dans le jeu compétitif et un facteur d’attraction qui nous donne une place de choix dans les dynamiques de collaboration. C’est ainsi que j’envisage l’avenir de l’Institut dans le paysage académique international – comme un acteur très clairement identifiable, à « forte personnalité », dont le rôle et la présence sont remarquables, remarqués et recherchés. 

Selon vous, quelles compétences les étudiants doivent-ils développer pour relever les défis d’aujourd’hui et de demain ? 

Ce monde étrange et souvent inquiétant qui est le nôtre va en effet exiger des compétences très particulières chez nos étudiants qui s’apprêtent à devenir les décideurs de demain. Il leur faut plus que jamais développer un esprit critique – savoir penser par eux-mêmes et non pas à travers des schémas prédéfinis qui sont susceptibles de devenir obsolètes du jour au lendemain. Le regard des sciences sociales dans une perspective transdisciplinaire qui est à la base de notre pédagogie à l’Institut reste le meilleur garant pour développer un véritable esprit critique. Dans la même logique, il va leur falloir aussi apprendre à intégrer l’incertitude comme une donnée du monde à venir et donc des contextes dans lesquels ils seront amenés à prendre des décisions. On parle bien d’incertitude et pas de risque; au contraire du risque, on ne peut pas mesurer, estimer, l’incertitude et par conséquent il est impossible de s’y préparer sauf à l’intégrer comme une donnée structurante de notre manière de voir le monde. Cela n’y parait pas mais c’est une révolution assez profonde de notre manière d’appréhender les questions là où il y a encore quelques mois l’on avait plutôt tendance à penser que tout problème était modélisable, compréhensible grâce à la puissance des données et transformable, là aussi par le miracle des technologies décisionnelles, en solutions. Nos étudiants, et nos futurs décideurs, doivent en outre apprendre à assumer leurs responsabilités. Le monde de ces dernières décennies s’est écrit comme un monde de «responsabilité limitée» et l’on a oublié que l’autre face du pouvoir et du leadership est la responsabilité assumée ! Il est temps de revenir à nos fondamentaux. Cette prise de responsabilité exige bien sûr du courage, et dans un monde où le management par la peur semble devenir une logique de gouvernement (au sens où Michel Foucault employait ce terme) le courage est une qualité qu’il va falloir toujours davantage encourager et entretenir. Enfin, la curiosité, mère de la créativité, me semble une compétence de plus en plus indispensable. Sans cette envie d’inconnu et d’exploration, il me semble difficile d’envisager comment nous pourrons trouver des solutions aux questions profondes qui tourmentent notre monde !

Cet entretien a été publié dans le numéro d’automne de Globe, la Revue de l’Institut.