COMMUNICATIONS FROM THE DIRECTOR

Read the latest articles and communications from Marie-Laure Salles, Director of the Institute.

L’ère des Sirènes ou le miroir du monde
 


Dans son éditorial de l'édition d'automne de Globe, la revue de l'Institut, Marie-Laure Salles suggère qu'en ces temps où rumeurs et désinformation prospèrent sur nos peurs et nos fractures, les comprendre devient essentiel pour éclairer les blessures profondes de nos sociétés.

 

Tu arriveras d’abord jusqu’aux Sirènes, celles qui charment tous les mortels lorsque quiconque arrive près d’elles, s’approche par ignorance et entend leur timbre de voix […].


C’est ainsi que Circé, dans le chant XII de l’Odyssée, prévient Ulysse du danger qui les attend, lui et ses compagnons, sur le long chemin du retour… juste un peu avant Charybde et Scylla. Les Sirènes, précise Circé, sont allongées sur les ossements et les chairs desséchées des victimes qu’elles ont fait périr.

L’expression « écouter le chant des Sirènes » s’est depuis imposée comme une métaphore puissante du pouvoir de séduction et de mystification du discours, révélant la propension humaine à se laisser captiver — voire égarer — par des récits, des paroles ou des promesses dont la beauté masque souvent l’illusion.

Nous vivons à l’ère des Sirènes. Plus l’époque est troublée, plus leurs chants sont séduisants, insaisissables et dangereux. Marc Bloch, le grand historien qui entrera au Panthéon en 2026, avait déjà identifié ce phénomène au coeur de la Grande Guerre. Dans son ouvrage au titre évocateur, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre (1921), il soulignait que les fausses nouvelles ne naissent pas des faits mais des émotions collectives. Elles prennent racine dans les peurs, les colères et les désirs partagés. « Une fausse nouvelle, écrivait-il, naît toujours de représentations collectives […]. » L’erreur ne vit qu’à une condition : « trouver dans la société un bouillon de culture favorable ». Ce n’est donc pas l’événement qui engendre la rumeur ou la fausse nouvelle, mais l’état d’esprit qui l’attend. Les Sirènes, après tout, se contentent de chanter. Ce sont les hommes — uniquement des hommes dans l’Odyssée — qui se laissent séduire, captiver, et qui en tentant de les rejoindre finissent engloutis.

Il n’en demeure pas moins que le « chant » reste essentiel— et que les manipulations de récits, de discours ou de promesses par les Sirènes contemporaines, démultipliées et amplifiées par la puissance de nos technologies de communication, peuvent devenir de redoutables détonateurs. Marc Bloch l’avait bien vu : dans les tranchées, les fausses nouvelles et les rumeurs naissaient souvent dans des moments de tension extrême. Les soldats, confrontés à l’incompréhensible ou à l’insoutenable, cherchaient à donner sens à une défaite ou à un revers. La rumeur ou la fausse nouvelle permettait ainsi de désigner un bouc émissaire, voire de justifier sa propre violence en déshumanisant l’ennemi. Dans ce contexte, la rumeur ou la fausse nouvelle n’est pas un simple accident : elle surgit comme une réponse individuelle et encore plus collective à la peur, à l’incompréhension, et parfois à un sentiment diffus de honte et de culpabilité qu’il serait trop douloureux de reconnaître. Plutôt que d’affronter cette part de soi ou du groupe auquel on appartient, on la projette vers l’extérieur. La rumeur devient alors un mécanisme de défense collectif, une manière de rétablir un semblant de cohérence ou de maîtrise face à l’absurde ou à l’inacceptable. C’est pourquoi elle prend souvent la forme du rejet de l’autre, de la stigmatisation, de la haine ou de l’exclusion — autant de tentatives de transformer une angoisse intérieure en certitude combattante.

Marc Bloch nous rappelle aussi que l’un des terreaux les plus fertiles pour la rumeur et la fausse nouvelle est l’absence de sources d’information fiables, qui pourraient servir de pare-feu et offrir un contrepoids. Sur le front, dans les tranchées, les soldats ne disposaient que des lettres reçues, de la propagande officielle et de son interprétation dans les conversations informelles, souvent dans les cuisines de campagne. La censure, en restreignant l’accès à des sources vérifiées, ne fait qu’accentuer ce phénomène. L’information devient alors un produit social, façonné par les interactions, les émotions et les croyances partagées. Mais au fond, quelle différence entre les cuisines de campagne et nos chambres d’écho numériques où chacun s’informe au sein de bulles algorithmiques façonnées par ses préférences, ses peurs et ses colères ? Quelle différence entre la censure d’hier et la mise en récit algorithmique d’aujourd’hui, pilotée par des logiques de pouvoir économiques et technopolitiques ? Les régimes autoritaires l’ont bien compris : leurs ennemis les plus redoutables sont les institutions capables de produire une information libre, rigoureuse et vérifiable — les médias indépendants, les universités, la recherche scientifique.

Mais Marc Bloch ne se contente pas d’identifier et de poser le problème. Il esquisse aussi un chemin d’action. Nous ne devons pas nous satisfaire de rectifier l’erreur portée par une rumeur ou une fausse nouvelle, faits et preuves à l’appui. Il nous faut aussi prendre la fausse nouvelle comme un objet d’étude en soi, qui nous renvoie comme en miroir les blessures et les enjeux profonds de l’imaginaire collectif d’une époque. La fausse nouvelle est un révélateur. À ce titre, elle constitue ce que Marcel Mauss — intellectuellement proche de Bloch — appelait un « fait social total » : un phénomène qui engage à la fois l’individuel et le collectif, le politique, l’émotionnel, le symbolique. La comprendre, c’est donc aussi comprendre ce que la société cherche à fuir, à projeter ou à justifier.
 

Plus que jamais aujourd’hui, cette démarche devrait s’imposer comme un axe central de recherche pour nos communautés académiques. Regarder notre monde dans le miroir des fausses nouvelles, de la manipulation et de la désinformation, ce n’est pas seulement analyser des dérives informationnelles. C’est aussi interroger les fractures profondes de nos sociétés. C’est accepter de regarder en face les blessures structurelles — sociales, politiques, culturelles — que ces phénomènes révèlent, amplifient ou exploitent. Faire de la fausse nouvelle et de la désinformation un objet d’étude, c’est donc aussi faire un pas vers une compréhension lucide de ce que nos sociétés cherchent à dissimuler, à projeter ou à fuir. Et c’est, en ce sens, une condition essentielle pour pouvoir affronter ces blessures avec lucidité, et, peut-être, commencer à les panser.
 

Cet article a été publié dans Globe #36, la Revue de l'Institut, en novembre 2025.

A New Agenda for Sustainability


Editorial of Marie-Laure Salles, Director of the Geneva Graduate Institute, for the Geneva Policy Outlook 2025

On September 25, 2015, the United Nations General Assembly adopted the 2030 Agenda for Sustainable Development and its 17 Sustainable Development Objectives. The Preamble of that text was very clear: “There can be no sustainable development without peace and no peace without sustainable development”. Sustainability has since then become inscribed at the heart of multilateralism, and has found its way to the public and private sectors in many parts of the world. The notion, however, has remained broad and vague enough to leave a fair amount of room for interpretation and, as a consequence, for possible procrastination, if not avoidance.

Grappling with an Era of Radical Uncertainty

Since 2015, we have seen an intensification and acceleration of the many challenges humanity faces, and we have had to acknowledge our relative failure to tackle them. We are contending with interconnected crises – climate, destruction of biodiversity, extreme inequalities, disinformation and cyberwars, pandemics, wars including the return of the nuclear risk, and technological threats. The reinforcing dynamics between those crises generate the kind of radical uncertainty that characterises our age. Those many challenges potentially have an existential impact, each in itself let alone in combination. Even if they are not questioning our species’ survival, they could lead to a profound redefinition of what it means to be human.

In parallel, we must acknowledge that we are falling short when it comes to the solutions and to the promises associated with the 2016 Paris Agreement and Agenda 2030. Various reports show that staying within the +1.5° or even the +2° Celsius range set by the Paris Agreement is becoming increasingly less likely. We know from the work of the Intergovernmental Panel on Climate Change that a +2° Celsius increase will bring along major environmental disruptions with irrefutably dramatic consequences. At the same time, the United Nations confirms that we are on track to achieve at most 17% of the sustainable development objectives that we collectively set for ourselves in 2015.

Read the whole editorial on the Geneva Policy Outlook website

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